Expérimentation animale : la recherche incomprise ? - La Semaine Vétérinaire n° 1748 du 19/01/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1748 du 19/01/2018

RECHERCHE

ACTU

ÉVÉNEMENT

Auteur(s) : TANIT HALFON  

Face aux lobbies anti-expérimentation animale, des chercheurs ont fait entendre leur voix pour défendre une méthode encore incontournable à leurs yeux, au travers d’un rapport remis à la Commission européenne, le 14 novembre dernier. Incompréhension et manque de dialogue font le jeu de la controverse.

S i les scientifiques ont longtemps étudié dans leur tour d’ivoire, en se tenant éloignés du public non initié, il en va autrement aujourd’hui. En partie car ce dernier revendique haut et fort sa légitimité à parler de la science. Les chercheurs peuvent alors se retrouver au cœur d’une tempête citoyenne et médiatique, qu’ils n’ont pas forcément vue venir. L’usage des animaux à des fins scientifiques en a déclenché une.

Pour Philippe Hubert, directeur de Francopa1, plateforme créée en 2007 sous l’impulsion de chercheurs et du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et dédiée à la promotion des méthodes alternatives en expérimentation animale, la prise de conscience du milieu des chercheurs sur cette question est récente : « Bien que l’on note des initiatives des grandes institutions sur les méthodes alternatives, c’est la pétition “Stop vivisection” de 2015 qui a fait comprendre à tous les chercheurs que la controverse pouvait atteindre leur activité quotidienne. » Face à certains activistes, les chercheurs s’organisent et le dernier rapport2 remis à la Commission européenne l’illustre. Il y est question de réaffirmer la nécessité de recourir encore aujourd’hui au modèle animal, pour appuyer « les progrès scientifiques et médicaux ». « La complexité du vivant ne peut pas aujourd’hui être reproduite ex vivo ou dans des tubes à essai, en partie parce qu’on ne peut pas reproduire ce qu’on ne connaît pas encore », souligne Marc Dhenain, vétérinaire, chercheur en neurologie et membre de l’Académie vétérinaire de France.

Les chercheurs se défendent

Dans la perspective de la révision de la directive 2010/63/UE3 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, les académies des sciences, de médecine, de pharmacie et l’Académie vétérinaire de France ont remis, le 14 novembre, un rapport faisant état de leur réflexion commune sur cette question au commissaire européen de l’environnement, Karmenu Vella. Marc Dhenain explique : « Face à des lobbies anti-expérimentation animale, il nous semblait fondamental que les scientifiques, au travers des académies, prennent la parole. Car l’interdiction de l’expérimentation animale représenterait des pertes majeures de connaissances en biologie fondamentale, nécessaire pour atteindre les progrès attendus par notre société en matière de médecine de l’homme et de médecine vétérinaire. » L’idée de ce rapport était de construire une synthèse reflétant un certain consensus sur l’utilité de l’expérimentation animale actuellement. « Des travaux d’économistes, associés à des cellules de réflexion 4 , ont d’ailleurs montré que la mise sur le marché de nouveaux traitements pour l’homme repose sur deux paramètres majeurs : l’existence d’un modèle animal pertinent et notre capacité à utiliser ces modèles efficacement pour sélectionner les traitements ayant une forte chance de succès pour les essais cliniques sur patients humains », précise-t-il. À noter que quelques jours avant la remise du rapport, les députés européens ont décidé de reporter à 2019 la révision de la directive.

Une incompréhension du modèle animal

Si certains pointent du doigt les limites du modèle animal, le raisonnement se heurte, pour Marc Dhenain, à une incompréhension de cette notion. « Le terme de modèle animal ne reflète pas la réalité de son usage. S’il est vrai qu’avant, l’animal était considéré comme un modèle global de la pathologie, aujourd’hui, les expérimentations s’organisent autour de cibles. » Pour exemple, la recherche autour de la maladie d’Alzheimer. « Les chercheurs ont réussi à obtenir des souris avec des plaques amyloïdes, qui sont notre cible. Ils ont ensuite trouvé un traitement permettant de les faire disparaître. Un essai chez l’humain a abouti, de la même manière, à la disparition des lésions. » Ici, le modèle animal d’amyloïde est parfaitement prédictif en ce qui concerne l’impact du médicament sur les lésions. « Mais ce traitement donné à un stade tardif de la maladie ne permet pas de faire disparaître les troubles cognitifs. Néanmoins, sans ce modèle, il n’aurait pas été possible de comprendre la complexité de la relation entre amyloïde et troubles cognitifs. » Même constat du côté de Philippe Hubert : « Le raisonnement sur le manque de prédictivité est un peu biaisé, car on a rarement utilisé sur l’homme des substances non testées sur des animaux. On ne voit donc que ce qui n’a pas marché. Pour autant, il est évident que l’animal ne peut pas prédire entièrement ce qui se passe chez l’homme. Mais il agit comme le dernier filtre, en éliminant certaines molécules qui sont inutiles ou dangereuses. »

Une controverse utile ?

Pour Marc Dhenain, il ne devrait pas y avoir de controverse, tout au plus un débat : « Je comprends que des personnes puissent être opposées à l’expérimentation animale. Mais certains aspects de la biologie ne peuvent être explorés avec des méthodes alternatives ou directement testés chez l’homme. » En revanche, Philippe Hubert voit cette controverse comme un accélérateur, tout en précisant que même sans elle, « le déploiement de la recherche » ou encore « le besoin de comprendre des mécanismes comme ceux de la perturbation endocrinienne » auraient amené au développement des méthodes alternatives. Au-delà de l’impact de la controverse sur la recherche, il semble nécessaire de renouer le dialogue. « Lors de notre rencontre avec le commissaire européen, nous avons pu discuter de l’importance de communiquer au grand public en tant qu’académiciens, et nos interlocuteurs nous ont donné plusieurs pistes pour le faire », précise Marc Dhenain. « Il faut sortir des logiques d’opposition entre les approches et montrer l’apport de chacune dans les découvertes et les inno vations scientifiques », souligne Philippe Hubert. Somme toute, dialoguer pour passer « de situations d’incertitudes à des situations de certitudes partagées », comme invite à le faire Bruno Latour, sociologue et philosophe des sciences, en ouvrant les portes des laboratoires pour « faire rentrer dans la cuisine de production des sciences ».

1 bit.ly/1KX6m74.

2 bit.ly/2DlUu7v.

3 bit.ly/2DNnpOH.

4 Think tanks, Ringel M. et coll. Nat. Rev. Drug Discov. 2013;12(12):901-902 ; Paul S. M. et coll. Nat. Rev. Drug Discov. 2010;9(3):203-214.

UNE DÉFENSE MALADROITE ?

Pour Philippe Hubert, directeur de Francopa, plateforme dédiée à la promotion des méthodes alternatives à l’expérimentation animale, la démarche des académiciens n’aide pas forcément la recherche. « En parlant de méthodes substitutives, alors que certains mécanismes ne sont accessibles que par des expérimentations non animales, il en ressort une impression de compétition là où la réalité scientifique montre une complémentarité, explique- t-il. Le grand public peut être conduit à penser que l’expérimentation animale est l’outil de base de la recherche, alors que tous les chercheurs n’en font pas usage. Le risque est de construire une image réductrice de la recherche vis-à-vis de nos concitoyens. »
Une défense potentiellement maladroite, donc, mais aussi incomplète. En effet, la recherche fondamentale n’a pas vocation à développer des méthodes alternatives.« L’idée est de pouvoir transférer des méthodes non animales inventées dans cette recherche vers des équipes d’ingénieurs, qui pourront les exploiter pour en faire des méthodes répétables et utilisables par tous. »Il s’agit de la recherche translationnelle. « Dommage que cette question n’ait pas été développée dans le rapport. »

LA RÈGLE DES 3R AU CŒUR DE LA DIRECTIVE EUROPÉENNE

Comme le rappelle le rapport des académies, la règle des 3R est inscrite dans la directive européenne et « constitue un des principes éthiques »de cette réglementation. Des principes qui ont été« anticipés par les scientifiques eux-mêmes » :
- remplacer : privilégier, si possible, une procédure « scientifiquement satisfaisante, n’impliquant pas l’utilisation d’animaux vivants » ;
- réduire : utiliser un nombre minimum d’animaux« sans compromettre les objectifs du projet » ;
- raffiner : améliorer« les conditions d’élevage, d’hébergement et de soins », pour « éliminer ou réduire au minimum toute douleur, souffrance ou angoisse ou tout dommage durable ».

DES CHERCHEURS TROP FOCALISÉS SUR LEUR TRAVAIL ?

Un projet de recherche implique de développer sa propre méthodologie, voire aussi ses propres dispositifs expérimentaux, pouvant aboutir à de véritables méthodes alternatives à l’expérimentation animale.« Les chercheurs ne perçoivent pas toujours que l’outil qu’ils développent rentre finalement dans le champ des méthodes alternatives ! Ils considèrent qu’il ne leur sert qu’à mener à bien un projet de recherche particulier,explique Philippe Hubert, directeur de Francopa, plateforme dédiée à la promotion des méthodes alternatives à l’expérimentation animale. Avec Francopa, nous cherchons à leur faire prendre conscience du potentiel de certains de leurs dispositifs. Ce changement de “culture” est primordial afin d’arriver à développer des méthodes alternatives utilisables de manière systématique. »
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