Les animaux peuvent-ils devenir fous ? - La Semaine Vétérinaire n° 1745 du 21/12/2017
La Semaine Vétérinaire n° 1745 du 21/12/2017

ACTU

Cette question est en fait profondément humaine. Michel Foucault, le philosophe, affirmait que seuls les humains peuvent être fous. L’implicite de cette phrase dit que les êtres humains peuvent déraisonner, mais pas les animaux qui n’ont pas de raison.

D’autres pensent que l’homme a un cerveau tellement complexe que la moindre variation génétique ou environnementale provoque un trouble mental. La folie, dans ce cas, serait le prix de la liberté puisque les animaux, eux, seraient soumis à la double contrainte de leur biologie et de leur milieu. Dans cette conception, l’animal s’adapte ou meurt sans passer par la folie, alors que l’homme, lui, ayant le choix, risque la folie.

Il y a même ceux qui pensent que le cerveau n’a rien à voir avec la folie puisqu’il s’agit d’une possession de l’âme, d’une influence invisible, ou de la pression de la mère qui cherche à rendre fou son enfant.

Toutes ces théories sont encore défendues.

Mais si vous acceptez l’idée qu’un animal peut être fou parce que, étant capable de traiter des problèmes de plus en plus complexes, il lui arrive d’y répondre de manière mal adaptée, vous lui accorderez un degré de liberté. Il peut ne pas se soumettre totalement à son équipement génétique et apprendre à réagir différemment aux pressions de son milieu. Certaines pressions sensorielles, affectives et sociales peuvent donc troubler son développement et provoquer des réactions comportementales étranges, mal adaptées, que l’on appellera “folie animale”.

Une opposition entre éthologues, anthropologues et psychanalystes

C’est en voyant un macaque isolé dans une cage que j’ai pensé, pour la première fois : « Ce macaque est fou. » Il tournait sans cesse, se frottait la face contre le grillage au point de l’ulcérer et, à la moindre émotion, il se mordait violemment une patte arrière. Une machine ne peut pas devenir folle, elle se dérègle ou se casse, on la jette alors. Mais un animal dont le développement a été altéré continue à se socialiser, à interagir, à provoquer chez ses congénères la rescousse ou l’agression.

En 1973, le prix Nobel fut attribué à Konrad Lorenz, Nikolaas Tinbergen et Karl von Frisch pour leurs travaux d’éthologie animale. Une opposition vigoureuse vint de la part des anthropologues et des psychanalystes surtout. Deux phrases malheureuses de Lorenz évoquant la nécessité d’une hygiène raciale ont disqualifié ce prix et l’éthologie naissante. Personne n’a remarqué que le même prix avait été partagé par Tinbergen, déporté presque deux ans et engagé dans la résistance armée contre le nazisme.

Des macaques privés d’altérité à l’origine des travaux sur la résilience

Hubel et Wiesel, en 1983, obtinrent à leur tour le prix Nobel de physiologie pour avoir démontré que le fait de mettre un cache sur l’œil droit (par exemple) d’un chaton provoquait une atrophie du lobe occipital droit.

En fait, ce sont surtout les expériences de Harlow sur des petits macaques qui ont démontré, grâce à une méthodologie rigoureuse, que la simple privation d’altérité altérait fortement le développement d’un petit primate, et que si l’on disposait autour des petits singes altérés quelques substituts affectifs, un autre bon développement pouvait rétablir partiellement le petit carencé. Ce processus néo-évolutif est aujourd’hui étudié par la résilience.

Harlow, haï par les défenseurs des animaux, est pourtant celui qui a le mieux démontré par cette expérience cruelle que les animaux sont des êtres sensibles et non des machines ou des meubles.

Deux psychanalystes, René Spitz et Anna Freud, avaient pourtant, dès 1947, utilisé ces données animales pour expliquer les troubles analogues provoqués chez les enfants humains placés en situation d’isolement sensoriel par un accident de la vie ou de la société. Dans leur petit livre1, il y a 29 citations d’éthologie animale. Les psychanalystes ont étonnamment dénié ces origines animales pendant plusieurs décennies. John Bowlby, alors président de la Société britannique de psychanalyse, fut rejeté et privé de son enseignement pour s’être inspiré de l’éthologie animale. Aujourd’hui réhabilitées, les théories de l’attachement sont enseignées dans la plupart des universités.

Dans une optique évolutionniste, tous les êtres vivants prennent leur place. Et les animaux, qu’ils soient volants ou rampants, participent au monde vivant, comme les animaux parlants.

1 Spitz R. (préface Freud A.), La Première année de la vie de l’enfant, Paris, PUF, 1947.

BORIS CYRULNIK

est neuropsychiatre. Ses travaux ont notamment permis de vulgariser la notion de résilience. Pour lui, l’éthologie animale permet de comprendre nombre de comportements humains. Il est coprésident de la Société de psychiatrie comparée, créée en 2017, qui entend créer des ponts entre médecines humaine et vétérinaire dans le domaine des maladies comportementales.
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