E-santé : la donnée numérique dans la trousse médicale du praticien ! - La Semaine Vétérinaire n° 1741 du 23/11/2017
La Semaine Vétérinaire n° 1741 du 23/11/2017

DOSSIER

Auteur(s) : PROPOS RECUEILLIS PAR C.   B.   

Pour les animaux de compagnie, les capteurs connectés permettent leur géolocalisation ou le suivi médical à distance de paramètres biologiques et comportementaux. Pour les animaux de rente, l’élevage dit de précision est déjà développé, surtout pour les vaches laitières. Télémédecine et plateformes d’échange entre professionnels semblent également promises à un fort développement. Présentation de quelques solutions digitales existantes et de ce qu’en fait – ou projette d’en faire – la profession vétérinaire.

Les premiers capteurs intelligents pour animaux de compagnie se développent, comme Canhe-Fit1, un pendentif assistant connecté par Bluetooth à une application pour smartphone, conçu notamment pour lutter contre l’obésité. Cependant, la profession vétérinaire française a peu de recul et ne dispose pas encore de suffisamment de témoignages d’usagers pour pouvoir encore bien juger de la performance des diverses innovations déjà disponibles sur le marché. Mieux vaut donc se tourner outre-Atlantique pour observer comment les vétérinaires américains interagissent avec un marché un peu plus mature. « Globalement, beaucoup de ces nouveaux produits ne sont pas parvenus à décoller, note Grégory Santaner, praticien et consultant digital pour VetoNetwork. Cependant, certains ont su tirer leur épingle du jeu, comme FitBark, un tracker d’activité fixé au collier du chien. Son site internet met, par exemple, à disposition des professionnels 2 d’intéressantes statistiques, le big data collecté sur plus de 200 races de chiens, vivant dans 100 pays différents ! On sait désor mais qu’un chien arthrosique voit son niveau d’activité baisser de 30 %. C’est un paramètre mesuré et détectable. » Du coup, si un chien sort d’une norme et/ou si son commémoratif de suivi indique un changement par rapport à son activité antérieure, un signal d’alerte est envoyé au propriétaire, assorti ou non d’une notification adressée au vétérinaire. Par ailleurs, ce dernier peut paramétrer le collier avec ses propres plafonds d’alerte. Autre exemple intéressant d’utilisation : après avoir effectué une chirurgie orthopédique pour une rupture des ligaments croisés, le tracker d’activité permet au praticien de savoir à distance si le chien suit bien les conseils postopératoires de repos ou même s’il a mal, compte tenu de sa trop faible reprise d’activité.

Optimisation de la médecine préventive et dépistage précoce

Faut-il équiper uniquement les animaux malades ? « Personnellement, je pense qu’il est intéressant de les équiper dès que possible, afin de disposer d’historiques fiables de commémoratifs, et pour pouvoir faire de la prévention, analyse Grégory Santaner. Il est, par exemple, impossible de s’apercevoir avec un œil humain quand l’activité d’un chien diminue brutalement de 10 %. Grâce au tracker connecté, le propriétaire en sera averti et pourra relayer l’information à son vétérinaire pour réaliser un examen clinique plus poussé. Et conséquemment peut-être traiter plus précocement un chien qui commence à être légèrement arthrosique. Oui, je suis persuadé que, dès 2018, les vétérinaires français seront sollicités dans ce sens, surtout par les jeunes propriétaires de 18 à 35 ans, qui sont très utilisateurs du numérique. » Pour la petite histoire, d’autres misent déjà sur cet intérêt naissant, comme la chaîne TF1 qui vient de diffuser La Vie secrète des chats, une émission grand public qui narre les aventures d’une centaine de chats connectés dans un village !

Le suivi des maladies chroniques, porte d’entrée des vétérinaires ?

Pour sa part, Thierry Poitte, fondateur de CAP douleur, vit déjà cette réalité en France, puisqu’il a notamment développé Dolodog. Cette application web permet d’évaluer, grâce à un questionnaire, la douleur arthrosique du chien, d’établir un scoring, d’accéder à l’historique des évaluations pour suivre la réussite des traitements, etc. « Ce nouvel outil répond à un réel besoin et permet d’apporter un service différenciant, explique-t-il. Les vétérinaires voient en effet, depuis environ huit ans, arriver dans leur clientèle de très vieux chats et chiens. Nous disposons de moyens innovants pour les soulager (biothérapies, laser, etc.) sans tomber dans des examens très coûteux. En recevant entre cinq à dix fois par an des vieux chiens arthrosiques, je fais de l’éducation thérapeutique, clé de l’adhésion au traitement multimodal et gage d’une meilleure observance. J’apporte, par exemple, aux propriétaires des compétences de soins via des techniques de massage, je leur conseille ensuite des liens avec des vidéos… Le chien n’arrêtera peut-être pas complètement de boiter, mais il cessera au moins d’avoir mal et de développer des troubles du comportement, liés à cette douleur chronique. » Et de se projeter encore davantage : « Dans l’avenir, une personne âgée pourra peut-être aussi solliciter une téléconsultation vétérinaire de suivi, à distance, s’il lui est difficile de se déplacer trop souvent. » D’ores et déjà, il se dit pleinement convaincu que « la porte d’entrée pour les vétérinaires dans l’e-santé, c’est le suivi des maladies chroniques (pour les animaux douloureux, diabétiques, cardiaques, etc.). D’autant plus que ces objets connectés vont continuer à s’améliorer en autonomie et en fiabilité ». Il sera aussi important de développer davantage d’interfaces pratiques avec les logiciels métiers des vétérinaires…

Développer la connectivité entre vétérinaires

Par ailleurs, Thierry Poitte a déjà prouvé l’intérêt du partage d’expérience dans un réseau thématique dédié de vétérinaires dont CAP douleur est l’illustration vivante. Ce réseau, connecté à un site internet3, permet « de créer une approche transversale et interdisciplinaire indispensable, de combler le fossé entre spécialistes et généralistes, de partager et d’enrichir en continu les connaissances » (via notamment une bibliothèque analgésie dont les articles sont réactualisés au minimum tous les six mois, des vidéos téléchargeables, des retours de cas cliniques, etc.). Thierry Poitte a aussi inventé une formation mixte, mariage de formation présentielle (grâce à de nombreuses conférences sur le terrain) et de formation distancielle en e-learning. « Actuellement, notre jeune réseau regroupe déjà 541 vétérinaires, répartis dans 156 cliniques. Fin 2017, j’espère bien atteindre les 200 structures. CAP douleur nouveaux animaux de compagnie (NAC) est programmé pour fin novembre et je souhaite également développer un réseau CAP douleur bovin et équin », conclut-il.

La pratique rurale également concernée

Vétérinaire rural, installé en Maine-et-Loire, Régis Rupert a, lui aussi, beaucoup changé sa manière de travailler au cours de ces dernières années : « Pour ne plus être uniquement un véto pompier urgentiste faisant du curatif. Pour m’engager dans une médecine collective et préventive, témoigne-t-il. C’est pourquoi j’ai d’abord ouvert un cabinet vétérinaire rural entièrement dévolu à la médecine de troupeau, sans aucune activité de soins ni de vente de médicaments. Puis, en 2014, j’ai cocréé iCownect 4 , un logiciel de gestion de troupeau, en collaboration avec d’autres professionnels, dont un éleveur. Sur le terrain, je rencontrais en effet trop de difficultés à récupérer toutes les données d’un élevage, indispensables pour une expertise globale. En effet, le vétérinaire possède quelques données de santé, l’inséminateur en a sur la reproduction, le nutritionniste et le contrôleur laitier sont concernés par l’alimentation. Mais, au final, personne n’arrive à avoir la vision globale pourtant nécessaire pour prodiguer les meilleurs conseils aux éleveurs ! Sauf peut-être l’éleveur lui-même, mais souvent ces informations ne sont disponibles qu’en version papier, ce qui en limite fortement la valorisation. »

Des cas concrets de suivi santé d’un élevage

Le logiciel iCownect permet donc désormais de rassembler, de partager et de croiser toutes les informations relatives aux vaches, afin de mieux prévenir d’éventuelles dégradations de la santé, via l’établissement de critères d’alerte. « De nombreux problèmes d’élevage sont générés par les propres erreurs de management de l’éleveur, et ils peuvent être enracinés depuis longtemps, estime Régis Rupert. Grâce à l’agrégation de données, iCownect permet à chaque éleveur de comparer en temps réel ses performances à celles des autres éleveurs, il peut alors identifier ses marges de progrès. Le vétérinaire a aussi accès à des commémoratifs beaucoup plus complets et plus fiables. » Prenons un exemple concret : « Quand je demande à un éleveur quel est l’âge moyen au premier vêlage, il me répond généralement : “24 mois”. Or les données issues du logiciel montrent que c’est plus souvent 25, 26 voire 28 mois ! Une fois que cette réalité est acceptée, l’éleveur peut commencer à changer ses pratiques en conséquence. Ses performances zootechniques s’améliorent, car une génisse qui vêle réellement à 24 mois aura potentiellement moins de problèmes de santé, et produira aussi davantage de lait tout au long de sa carrière. » Autre exemple de gain en efficacité : « Il est relativement simple maintenant, avec iCownect, de croiser les informations concernant les rations distribuées pendant le tarissement et les troubles de santé déclarés en début de lactation. La prévention zootechnique peut ainsi commencer à se substituer aux actions curatives. »

Vers un vétérinaire “augmenté” ?

« Aujourd’hui, en ne gérant que le carnet sanitaire, le vétérinaire n’a finalement accès qu’à un faible pourcentage du périmètre de vie de l’élevage. Le logiciel iCownect doit lui permettre de se reconnecter à l’intégralité », déclare Régis Rupert. Et de conclure : « Si, dans les années à venir, le vétérinaire rural veut rester un partenaire de l’éleveur, il ne doit pas s’isoler du point de vue numérique ! Ses vrais concurrents, ce ne sont pas ses confrères voisins vétérinaires, ce sont tous les autres intervenants de l’élevage. Si le vétérinaire ne prend pas sa place dans cette nouvelle chaîne de connaissance, il risque d’être évincé de son rôle de conseil par des nutritionnistes, des spécialistes en management, ou tout autre vendeur de services ou de produits. Je suis persuadé qu’il s’agit là d’une évolution nécessaire pour la profession vétérinaire, car cela sera aussi l’évolution majeure de l’élevage au cours des dix prochaines années. L’analyse de la donnée numérique est maintenant plus qu’un outil complémentaire : elle doit désormais faire partie de la trousse médicale du praticien ! »

1 canhegat.com.

2 fitbark.com/professionals.

3 capdouleur.fr.

4 icownect.com.

MON COMPAGNON : UNE APPLICATION GRAND PUBLIC GRATUITE

Solly Azar, courtier grossiste en assurances, promeut une application iOS et Android de suivi santé des animaux de compagnie. « Deux mois et demi après son lancement, nous avons déjà 15 000 utilisateurs », informe Laurence Saunier, la responsable marketing opérationnel et communication externe pour Mon compagnon1. Cette application comporte un carnet médical de suivi santé (où le propriétaire a la possibilité de saisir un acte ou de photographier un document), qu’il peut donc notamment transmettre à un éventuel pet-sitter. Le propriétaire peut aussi accéder à la géolocalisation du plus proche vétérinaire, via l’application programming interface (API) Google, ainsi qu’à une liste de numéros d’urgence (centres antipoison, notamment). « Un vétérinaire prestataire est chargé de rédiger des actualités, ainsi que des fiches de conseils utiles. Ce n’est donc volontairement pas une application vétérinaire qui anticiperait presque un rendez-vous. On reste dans l’empathie, le plaisir de l’animal. Nous aimerions parvenir à 30 000 utilisateurs d’ici fin 2017 et initier des partenariats avec des gardiens d’animaux. Enfin, si nous pouvons obtenir dans l’avenir des retours d’expérience de vétérinaires pour nous dire ce qu’ils pensent de notre application, nous sommes preneurs ! »

1 bit.ly/2xdXavW.

ENTRETIEN AVEC DENIS AVIGNON 

« IL FAUT DÈS AUJOURD’HUI QUE LES PRATICIENS SE PRÉPARENT À DES CHANGEMENTS MAJEURS »

Comment la profession est-elle en train de se positionner face aux développements technologiques de l’e-santé vétérinaire ? Réponse de Denis Avignon, vice-président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV), également responsable de la commission Innovation et prospective. Quelles sont les relations entre l’e-santé humaine et l’e-santé vétérinaire ?
Le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV) a des relations sur divers sujets avec l’Ordre des médecins, mais sans contact direct en e-santé. Il serait effectivement intéressant d’avoir leur retour d’expérience.

Qu’en est-il de la télémédecine vétérinaire ?
Il y a actuellement un vide juridique complet. Aujourd’hui, l’acte vétérinaire et plus particulièrement le diagnostic tels que définis dans les textes ne comprennent pas, en dehors du suivi sanitaire permanent, l’interprétation médicale de données ou l’examen à distance. Il faut se trouver au chevet de l’animal. Certaines pratiques actuelles vont déjà au-delà de ce que permet la législation stricto sensu. Des dérogations, par exemple pour l’interprétation d’imageries médicales en télédiagnostic, ont déjà cours, toutefois ce ne sont que des tolérances. Le CNOV mène actuellement une réflexion sur les nouvelles possibilités d’exercice liées aux nombreuses innovations technologiques et fera des propositions de régulation dès 2018.

Qui réfléchit à cette nécessaire évolution ?
Début juillet a eu lieu la seconde édition de l’université d’été de l’e-santé animale, organisée par Annick Valentin-Smith1. C’est un rendez-vous important qui signe, je crois, la naissance de l’e-santé vétérinaire en France. Au sein de Vetfuturs, un groupe de réflexion se consacre à la révolution numérique, et plus largement aux nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC). Ce sont quatre techniques complémentaires, qui vont prendre une importance majeure dans notre pratique quotidienne dans les dix ans à venir et qui suscitent de nombreuses interrogations. Peut-on par exemple permettre l’utilisation d’un ciseau à ADN qui permet de modifier le génome des animaux de rente pour améliorer leur performance ? Jusqu’où doit-on aller ? Nous n’échapperons pas à une réflexion éthique, le CNOV l’initiera le temps venu. Il faudra aussi qu’à l’instar de ce qui se passe en médecine humaine, nous mettions en place une évaluation des objets connectés, afin de déterminer leur valeur médicale. Quant à la réflexion issue de Vetfuturs, elle donnera naissance à des propositions et à des actions concrètes dès 2018.

Quel est l’enjeu de cette “prise de conscience” ?
Actuellement, on constate un niveau d’acculturation très faible d’une partie des praticiens vis-à-vis de ces nouvelles technologies. Pourtant, la profession a déjà montré par le passé ses nombreuses capacités d’adaptation. Mais assister en cinq à dix ans seulement à une révolution technologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité, c’est compliqué ! Attention donc, il ne faut pas que la profession se laisse évincer de cette nouvelle chaîne de connaissance et des nouveaux métiers émergents qui s’y trouvent liés. Il est vrai qu’une partie de ces technologies sont encore imparfaites… Toutefois, inéluctablement et rapidement, des progrès vont être faits. Avec un risque, même s’il est relativement faible, d’arrivée de nouveaux acteurs non vétérinaires qui provoquerait, dans certains secteurs, l’éviction partielle des vétérinaires, voire de la désintermédiation. Nous devons répondre à ces menaces par la compréhension, l’appropriation et l’innovation.



1 Des vidéos font revivre ce rendez-vous, à visionner sur Connected-vet.com (rubriques “Actualités”/TV 2017 de l’université d’été de l’e-santé de Castres).
Abonné à La Semaine Vétérinaire, retrouvez
votre revue dans l'application Le Point Vétérinaire.fr