Viande et société : une demande de règles, de sens et de confiance - La Semaine Vétérinaire n° 1616 du 06/02/2015
La Semaine Vétérinaire n° 1616 du 06/02/2015

Dossier

Auteur(s) : Serge Trouillet

Aspects culturels, sociétaux, sociologiques et nutritionnels, dans la consommation de viande, rapport de l’homme à l’animal, dialogue avec la société, etc. De nombreux débats émergent, de multiples questions sont posées. Quels sont donc les déterminants, hors économie, de la consommation de viande en France et pour les filières concernées ?

La stabilisation, voire la baisse, de la consommation de viande en France se double d’une certaine défiance vis-à-vis de l’élevage et des produits carnés. Pour quelles raisons ? Quelle est, dans cette diminution, la part des ressorts économiques et celle des questions sociales et sociétales ? Selon Yves Trégaro, de la direction marchés, études et prospective de FranceAgriMer, la réponse à cette dernière question est multifactorielle. Elle ne se réduit pas, en viande bovine, « à la forte réaction au prix de la part du consommateur, dans la gamme de la viande hachée fraîche ou du steak (celle se situant dans les tarifs en deçà de 17 €) ». De nombreux autres paramètres interviennent.

Le consommateur achète en effet aujourd’hui moins de viande brute et davantage de produits élaborés, faciles d’emploi. Les portions se réduisent, tant pour des raisons d’économie que de santé. Les effets générationnels ne sont pas à négliger : il est difficile de manger du lapin, des abats ou du cheval lorsque le consommateur ne sait plus apprécier ou préparer ces viandes. En outre, les dépenses d’alimentation sont en retrait, au profit de celles liées notamment aux loisirs. Par ailleurs, certains leaders d’opinion, en matière de santé ou de défense du bien-être animal, véhiculent des messages incitant à manger moins de viande. Enfin, les filières intégrées régulent leur production selon la demande : partout en Europe, les effectifs de vaches laitières (transformées en steaks hachés), par exemple, diminuent.

ÉVOLUTION DU COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR

Wim Verbeke, professeur de marketing, d’agro­alimentaire et de comportement alimentaire à l’université de Gand (Belgique), estime également que les prix et les facteurs économiques expliquent peu, en réalité, les changements dans la consommation de viande depuis 15 ans. « Ils résultent plutôt d’une évolution du goût des consommateurs et, notamment, de leurs références. Nos études révèlent que l’empreinte environnementale de la viande est un marqueur dans la perception qu’en ont les Français. Selon eux, la durabilité de l’élevage prévaut maintenant. » Il s’ensuit une défiance grandissante à l’égard de l’élevage contre laquelle les professionnels se mobilisent.

L’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev) a ainsi créé un groupe de travail avec les principales organisations non gouvernementales (ONG) critiques. L’un de ses membres, Dominique Daul, éleveur de bovins dans le Bas-Rhin, s’en félicite : « Le dialogue est toujours préférable à l’insulte. L’écoute et l’échange d’arguments conduisent chacun à réfléchir. Aujourd’hui, nous nous concertons avant de médiatiser certains sujets et, depuis 18 mois, le climat s’est apaisé. Au-delà des ONG, nous engageons le débat avec les associations de consommateurs. C’est novateur, parce que cela ne se fait pas encore dans les autres productions. »

L’ARGUMENTAIRE “SANTÉ”, UNE INEPTIE

Geneviève Cazes-Valette, sociologue, anthropologue et professeur de marketing à Toulouse Business School, ne considère pas que la baisse de la consommation de la viande soit essentiellement liée aux questions environnementales et de bien-être animal : « Ce sont souvent de fausses barbes ! Il est plus chic de prétendre manger moins de viande pour protéger l’environnement ou par pitié envers les animaux. En réalité, le consommateur a plutôt peur de tomber malade ! » Et d’étayer son propos par une étude révélant à cet égard que le souci de santé est statistiquement cinq fois supérieur à la compassion envers les animaux : « Par ailleurs, arguer que la viande est mauvaise pour la santé est une ineptie. Aucun nutritionniste sérieux ne prétendra qu’un aliment est bon ou mauvais pour la santé. Ce qui peut être mis en cause, c’est un système alimentaire. » Cette prise de position est confortée par le docteur Jean-Michel Lecerf1, de l’Institut Pasteur de Lille : « La viande en tant que telle, en quantité adéquate et avec un mode de cuisson convenable, est une denrée qui a toute sa place dans une alimentation équilibrée. »

L’argumentation de Geneviève Cazes-Valette s’étend également à la sociologie, qu’il s’agisse du vieillissement de la population ou de sa féminisation : « La viande rouge, dans l’imaginaire, incarne l’énergie. Elle est surconsommée par les actifs, notamment par les hommes durs. Cependant, son image baisse en Europe. Elle est victime de son succès. L’homme a rêvé de gagner, puis de défendre son bifteck mais, aujourd’hui, nous sommes à un point de saturation. Ce n’est pas encore le cas dans les pays en développement (voir graphique ci-dessous) où l’augmentation du pouvoir d’achat moyen s’accompagne mécaniquement de celle de la consommation de cet aliment désirable, goûteux et prestigieux. »

« JOUER LA CARTE DES PRATIQUES MODERNES DE L’ÉLEVAGE »

Cette altération de l’image de la viande et cette défiance envers l’élevage interpellent les professionnels qui entendent refonder le dialogue avec la société sur la transparence. « Jouer cette carte, sur les pratiques modernes de l’élevage, est certainement très avantageux, observe Wim Verbeke. L’équilibre est cependant difficile à trouver. Si nous n’en disons pas assez, nous sommes accusés de cacher des choses. Si nous en révélons trop, nous nous exposons à heurter la conscience de citoyens qui ne veulent pas vraiment tout voir ou entendre. Dans les rapports avec les animaux, il convient en effet de distinguer la question du bien-être animal pendant sa vie et celle de l’abattage. Il n’est pas certain que les gens souhaitent réellement voir ce qui se passe dans un abattoir. Notre rapport à la mort, dans notre société, a évolué. Nous voulons la nier. »

Hormis ce point, Geneviève Cazes-Valette est également favorable à cette ouverture sur le monde de l’élevage, à condition, souligne-t-elle, d’être fier de ce qui est montré et fait : « J’ai gardé le souvenir d’un reportage télévisé qui m’a catastrophée. Cela se passait dans un élevage intensif de poulets. Le reporter demandait à l’éleveur s’il consommait ses poulets. Celui-ci avait alors baissé la tête et répondu que non, sur un ton presque inaudible. L’image était terrible. Cela a eu un effet épouvantable sur les téléspectateurs. »

UNE DEMANDE D’INFORMATIONS VÉRIFIABLES

Qu’en est-il des produits transformés ? Jean Meunier, président de Convivial SA, une PME de transformation de la viande, défend le système sanitaire mis en place en France : « Il est presque unique au monde. Il nous apporte une sécurité parfaite. Nous avons aujourd’hui une traçabilité continue depuis l’élevage jusqu’à l’assiette du consommateur. Celle-ci est remarquablement maîtrisée. » Il reconnaît cependant que la filière souffre d’un déficit d’image, qu’il convient de combler : « Elle est restée dans une espèce d’opacité pendant très longtemps. Mais lorsque nous apportons des réponses claires et précises, des éléments de compréhension, les gens les acceptent et sont demandeurs d’informations vérifiables. »

Les révélations de Pierre Hinard dans Omerta sur la viande, un témoin parle2 constituent hélas une nouvelle pierre dans ce beau jardin à la française. Il dévoile jusqu’à la nausée les coulisses écœurantes d’une entreprise d’abattage et de découpe de Loire-Atlantique. Si Pierre Hinard a été licencié pour avoir prévenu le vétérinaire en chef de l’ampleur des fraudes, son action n’a pas été vaine : elle a conduit à l’ouverture d’une information judiciaire et à la mise en examen du chef d’entreprise et de deux cadres, cet été, pour « tromperies » sur la marchandise et « mise sur le marché de produits d’origine animale préjudiciables à la santé ».

En outre, « il ressort clairement de nos études que les consommateurs européens n’acceptent pas des interventions perçues comme trop invasives sur la viande, dont l’image est celle d’un produit naturel », constate Wim Verbeke. Le scandale du veau aux hormones, il y a une trentaine d’années, est passé par là. Il est possible de communiquer à souhait sur les produits élaborés, mais concernant celui brut, vendu au rayon traditionnel, l’art du boucher fait encore la différence. Jusqu’à présent, le consommateur lui a toujours fait confiance. Il faut convenir que le langage de la boucherie, qui sera bientôt simplifié, est assez inintelligible pour le grand public !

LA QUESTION DE MANGER DES ÊTRES SENSIBLES…

Entre l’araignée, la macreuse à pot-au-feu et l’aiguillette baronne, une dernière question se pose : l’homme continuera-t-il à manger des êtres sensibles ? Selon Geneviève Cazes-Valette, cela ne fait aucun doute, du moins en France : « Les végétariens ne représentent pas plus de 1 % de la population, selon une étude récente. Même ceux qui ne mangent pas beaucoup de viande disent l’aimer. Alors, pourquoi ne pas en consommer moins, pour de multiples raisons légitimes ? Je préférerais que les Français en mangent moins et que mon mari éleveur soit mieux rémunéré. Il ne gagne pas sa vie et son revenu provient essentiellement de subventions. Je suis son meilleur hors-sol… »

  • 1 Article publié dans la revue Viandes et produits carnés (novembre 2014), www.viandesetproduitscarnes.fr

  • 2 Pierre Hinard, « Omerta sur la viande, un témoin parle », Grasset, 234 pages, 17 €. Dossier réalisé à partir des 15es Journées des sciences du muscle et des technologies des viandes (JSMTV) organisées à Clermont-Ferrand, en novembre 2014.

LE PARADOXE DE L’ÉLEVAGE ET DE L’ENVIRONNEMENT

L’expansion de l’élevage exerce une pression croissante sur les ressources naturelles mondiales. Elle contribue à leur épuisement et à leur détérioration : les pâturages sont menacés de dégradation, la déforestation est pratiquée pour cultiver des aliments pour le bétail, les ressources en eau se raréfient, la pollution de l’air, de l’eau et des sols augmente, les ressources génétiques d’animaux adaptés aux conditions locales s’amenuisent.

Dans le même temps, l’élevage permet de transformer des ressources non comestibles en denrées alimentaires à haute valeur nutritive. Une grande partie de l’alimentation du bétail (80 % de la matière sèche ingérée) n’entre donc pas en compétition avec celle humaine.

De plus, sans l’élevage, les pâturages et les parcours seraient également susceptibles de se dégrader dans certaines régions et systèmes. Bien conduit, l’élevage extensif contribue en effet à la biodiversité, à la lutte contre l’enfrichement, à la protection des sols et des eaux de surface, et pourrait constituer un important stock de carbone. Enfin, l’élevage est fortement exposé aux impacts du changement climatique, en particulier dans les zones déjà fortement marginalisées, telles que le Sahel ou la corne de l’Afrique. Il est urgent de réduire les émissions, mais également de renforcer les capacités d’adaptation des populations qui dépendent de l’élevage pour leur subsistance.

1 Article publié dans la revue Viandes et produits carnés (novembre 2014), www.viandesetproduitscarnes.fr Source : Anne Mottet (chargée de politiques d’élevage à la FAO), « Les filières viande face à leurs défis : quelle vision pour demain ? ».

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