Dans le ventre de l’océan

L’ombre de Moby Dick plane sur Leviathan, le sidérant documentaire de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor. À la différence près que le monstre mythique n’est pas ici la baleine, mais un chalutier. Métamorphosé par la magie noire des images et des sons en un animal-machine abstrait, ce chevalier d’apocalypse fend la nuit pour moissonner l’océan, lancé face aux éléments dans une course éperdue qui engage hommes, nuées d’oiseaux affamés et poissons pataugeant dans leur sang sur le pont… Sans commentaire ni musique, le film effectue une véritable plongée dans les entrailles de la bête.

En embarquant sur un chalutier pour faire le portrait de la pêche industrielle, productiviste, promise à une fin prochaine, les deux réalisateurs n’ont pas hésité à tourner au plus près (du ciel, des vagues, des hommes et des animaux), sans rien privilégier. Ils ont utilisé une dizaine de caméras numériques (Gopro), ballottées au bout de perches dans l’eau et le vent, sanglées autour du corps des pêcheurs, attachées aux cordages du bateau, etc. C’est par cette démultiplication du regard, qui gomme les repères habituels, que le documentaire transgresse le genre, tout en se rapprochant de la pureté des premiers films muets. Le terme expérimental est doublement approprié ici. Expérience vraie de cinéma, il l’est aussi pour le spectateur, invité à une immersion sensorielle qu’aucun texte ne saurait égaler. Ce film à la beauté foudroyante a déjà remporté une moisson de prix dans les festivals.

• Leviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor, 2012, Grande-Bretagne, 1 h 27 min. En salles depuis le 28 août 2013.