Le réveillon de Nougat

Après un somptueux dîner de fête, je propose à ma femme de débarrasser la table.

— Mais non, chéri, laisse-moi faire.

– Aucun problème, je mets juste les déchets dans le broyeur. Je m’occuperai de la vaisselle demain. Notre broyeur de déchets alimentaires fait notre fierté et l’envie des voisins. C’est le cadeau que nous nous sommes offert à Noël dernier. L’installateur était catégorique : avec son dispositif miracle, nous faisions l’investissement le plus écologique de notre vie. Nous aurions « la réponse hygiénique et pratique à nos problèmes de déchets alimentaires ».

Je racle donc les restes de légumes (du jardin), de pain (complet) et la peau du saumon fumé (bio), direction le broyeur miracle. Puis je pose les assiettes dans l’évier, à côté. Je rejoins ma femme sur le canapé, au coin du feu… Le bonheur… Un Noël parfait… Cinq minutes plus tard retentit un grondement inédit dans le règne animal. Il vient indubitablement du broyeur. Nous nous précipitons… Pour découvrir le postérieur de Nougat, notre chat. Sa queue bat frénétiquement. Il miaule comme si on l’étranglait. Ce n’est pas la première fois que Nougat se glisse dans l’évier pour lécher les assiettes. Mais ce soir, il s’est coincé la tête dans le broyeur de déchets, attiré par la peau du saumon fumé ! J’essaie de le dégager de ce piège improbable. Sans succès. Je me précipite au garage et j’en reviens en brandissant une bouteille d’huile minérale. J’en verse une bonne rasade sur la partie avant de Nougat, qui se tortille d’autant plus. Je tire sur son corps. En vain.

– Tu as utilisé la mauvaise huile, déclare ma femme. L’huile végétale est plus fluide. C’est celle-là qu’il nous faut.

– Huile d’olive ou de tournesol ?

Nous optons pour l’huile d’olive. Nous versons le liquide salvateur sur Nougat. Rien n’y fait. Je prends alors la décision qui s’impose : démonter le broyeur. Je coupe l’électricité. Outil et lampe de poche en mains, je plonge sous l’évier. Mais il faut se rendre à l’évidence, ce n’est pas si facile. Les forces de Nougat semblent diminuer. Ses gémissements deviennent à peine audibles.

– Il nous faut un plombier.

– En plein réveillon ?

Après de multiples essais, nous joignons un être humain : « Vous voulez que je sorte un chat coincé dans un évier ? Si vous êtes amateurs de canulars téléphoniques, vous vous êtes trompés de pigeon ! Joyeux Noël ! » Et notre plombier raccroche.

– Et si on téléphonait aux pompiers ? Ils ont l’habitude de chercher des chats dans les arbres, suggère ma femme.

Une opératrice, blasée, m’explique que les pompiers ont d’autres chats à fouetter un soir de réveillon : « Appelez la police. » Une heure plus tard, deux policiers, en patrouille dans le quartier, sonnent à la porte.

– J’espère que ce n’est pas une blague, se méfie le plus âgé en entrant.

– Montrez-nous le lieu du délit, ordonne le plus jeune.

Dans la pénombre de la cuisine, les gardiens de la paix, incrédules, découvrent l’arrière-train d’un chat, huileux, puant et coincé, sur fond de chants de Noël entrecoupés de plaintes atroces.

– J’ai jamais vu ça de ma vie.

– C’est quoi, un broyeur de déchets alimentaires ?

Après mes explications, l’agent en chef décide de prendre les choses en mains.

– Ben, c’est pas compliqué, moi j’aime bien bricoler, y’a qu’à le démonter votre truc écolo.

Après moultes injures et une heure d’essais, le broyeur se sépare de l’évier. Tout le monde applaudit. Hélas ! même si Nougat respire mieux, sa tête reste emprisonnée…Sesforcesont encore diminué. Ses miaulements semblent résignés. Ses coussinets, normalement roses, prennent une teinte bleutée.

L’idée de découper le métal de l’évier autour de la tête du chat est aussitôt rejetée par ma femme. L’un de nous suggère alors de démonter l’évier et d’emporter le tout à la clinique vétérinaire.

– Vous connaissez une clinique ouverte ?, demande ma femme.

– Je vais demander au poste.

Pendant ce temps-là, aidé du second policier, je démonte l’évier. A vingt minutes de chez nous, une clinique est ouverte. Evier, chat et propriétaires montent dans la voiture. La neige se met à tomber. Nous suivon s les policiers. Ma femme tente de rassurer Nougat, qui n’émet plus un son. Sur place, un jeune vétérinaire vient à notre rencontre et regarde l’évier de travers.

– Euh… Vous savez, ici, c’est une clinique vétéri…

Il s’interrompt en voyant Nougat. Après un rapide examen, il déclare que notre animal est en état de choc et qu’il va faire de son mieux. Ma femme, en larmes, signe des papiers sans les lire et le supplie de sauver son chat.

Après une injection dans la patte arrière, Nougat s’effondre au fond de l’évier. Le praticien vide alors la moitié d’un tube de vaseline sur le cou de Nougat et, en quelques minutes, le sort de sa prison métallique. Il est entier, mais en piteux état, ruisselant d’huile et de vaseline.

Nous patientons en salle d’attente. Le vétérinaire revient rapidement et nous rassure.

– Nous avons une bonne chance de sauver votre chat. Je vais le garder cette nuit. Téléphonez à ma consœur demain après-midi. Joyeux Noël !

Le lendemain, le jeune policier appelle pour prendre des nouvelles de Nougat.

– Il va bien ! Il devrait pouvoir rentrer demain. Je vous remercie infiniment pour votre aide.

– A vot’ service ! Moi, j’ai une sacrée histoire à raconter au poste grâce à vous !

Nous nous rappellerons longtemps de notre réveillon : une soirée d’inquiétude, un évier, un broyeur de déchets et des honoraires vétérinaires pour une urgence, un soir de fête… Hélas pour l’environnement, nous avons décidé de nous passer désormais de broyeur.

• Toute ressemblance avec des faits réels et des personnes ou des chats connus, existant ou ayant existé, serait totalement fortuite. Toute ressemblance avec le pauvre bougre qui s’est coincé le bras dans les toilettes du TGV en voulant y récupérer son téléphone portable est également fortuite (les sauveteurs ont dû démonter les toilettes avant d’emmener le passager à l’hôpital). En outre, l’auteur décline toute responsabilité dans la chute des ventes de broyeurs de déchets à la suite de la lecture de ce conte de Noël.