ATTENTION, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION ! - La Semaine Vétérinaire n° 1236 du 09/09/2006
La Semaine Vétérinaire n° 1236 du 09/09/2006

À la une

Auteur(s) : Nathalie Devos

De plus en plus présent dans notre vie quotidienne, le principe de précaution se heurte à des difficultés politiques, économiques et sociales : risque de démission des politiques au profit des experts, survalorisation des bénéfices et sous-évaluation des coûts, représentation sociétale divergente de celle des scientifiques.

En quelques années, le principe de précaution a connu un essor considérable. Initialement forgé pour les besoins des politiques de protection de l’environnement (voir encadré « Historique » en page 36), il s’est rapidement appliqué aux domaines de la santé et de l’alimentation, dont la profession vétérinaire est une actrice à part entière, mais aussi à de nombreux autres secteurs. Il est donc légitime de s’interroger sur les raisons de sa mise en place et sa pertinence, ainsi que sur ses sphères d’application et ses limites.

Lors d’une récente séance de la Mission d’animation des agrobiosciences(1), plusieurs experts ont débattu du principe de précaution. Tous s’accordent sur un point. Ainsi, selon eux, il n’est pas censé instaurer l’inaction, l’interdiction ou l’abstention. Il s’agit, au contraire, d’agir en dépit du doute, sans attendre d’avoir levé les incertitudes. Mais d’après les spécialistes, ce principe, pour être mieux appliqué et plus lisible, nécessite davantage de science, de débat et de responsabilité politique.

Les chercheurs proposent, les politiques disposent ?

« C’est dans les années quatre-vingt-dix que le droit s’est emparé du principe de précaution, lorsque les interrogations liées au dérèglement climatique et les inquiétudes relatives à l’émergence des risques épidémiques ou sanitaires ont finalement envahi le champ du débat social. Il est alors devenu évident que les questions posées ne pouvaient rester confinées dans les cénacles des spécialistes », rapporte Jean-Michel Ducomte, avocat à la Cour d’appel de Toulouse, enseignant en philosophie politique à l’Institut d’études politiques (IEP) de la ville rose. L’opinion publique s’est alors placée comme une actrice incontournable du débat.

Une autre évolution a certainement participé à l’émergence du principe de précaution. Il s’agit de la tournure « acrimonieuse » prise par notre société, qui s’impose aujourd’hui plus que jamais. « Désormais, tout le monde doit pouvoir trouver une réponse aux questions qu’il se pose, aux inquiétudes qu’il ressent, et quelqu’un doit toujours être en mesure d’y apporter une réponse adéquate », explique ainsi Jean-Michel Ducomte.

Pour lui, le principe de précaution est « avant tout à destination des politiques et non des scientifiques, qui n’ont pas attendu son avènement pour faire de cette démarche un axe central de leur conduite ». L’avocat souligne que dans ce contexte, deux écueils doivent être évités. Le premier est la démission des politiques au profit de “ceux qui savent”. Il ne faut pas « préférer se limiter à l’expertise plutôt que de faire de la décision politique le produit d’un débat public », plaide-t-il. Faute de quoi, c’est alors le plus convaincant, sur l’éclairage de l’expertise, qui emporte la décision (voir l’article en page 38). Le deuxième écueil est la tentation d’une instrumentalisation politique du principe de précaution. Par exemple, en 2005, la menace “grippe aviaire” a conduit le gouvernement français à organiser le stockage de millions de masques respiratoires et d’antiviraux pour faire face à une éventuelle pandémie chez l’homme. Si cette initiative semble louable, certains dénoncent une action à destination d’électeurs potentiels (avec comme message : « Voyez comme nous prenons soin de vous protéger »), d’autant que les quantités commandées par les autorités sont encore insuffisantes pour protéger l’ensemble de la population. Par ailleurs, d’autres ne cessent de répéter que ce risque de pandémie pourrait être évité si la lutte commençait à la base, chez les volailles.

Dans ce contexte, le principe de précaution a entraîné une confusion chez les consommateurs, générant une “psychose” qui s’est traduite par une nouvelle crise pour la filière avicole, déjà malmenée par ailleurs. Les achats de volailles ont en effet fortement baissé, de façon injustifiée (les pertes s’élevaient à 200 millions d’euros entre fin octobre 2005 et fin mars 2006, selon les estimations de la Confédération française de l’aviculture).

Du principe de précaution au principe de responsabilité

« Il faut donc être particulièrement attentif à l’usage que les politiques peuvent faire du principe de précaution, remarque Jean-Michel Ducomte. Choisissent-ils de le mettre en avant pour rassurer les citoyens ou pour se protéger ? » Certainement échaudés par l’affaire du sang contaminé(2), « ils semblent privilégier aujourd’hui la deuxième option ». « Lors de la crise de la grippe aviaire, deux tendances sont apparues, poursuit-il. Certains se sont focalisés sur le volet de la protection des personnes (en expliquant, par exemple, que les volailles devaient être cuites à une température convenable) et d’autres ont considéré qu’il fallait avant tout rassurer. » C’est ainsi que, dans certaines communes, le poulet a purement et simplement été interdit de séjour dans les cantines des établissements scolaires.

Et, comme toute médaille a son revers, « le décideur qui craint d’être mis en cause pour n’avoir pas pris les précautions nécessaires peut-il aussi, à l’inverse, être interpellé parce qu’il en a trop fait, allant jusqu’à provoquer d’importants dégâts collatéraux ? », interroge Jean-Claude Flamant, directeur de la Mission agrobiosciences. Et de citer cette fois l’exemple dramatique des différentes crises de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) qui ont « certainement engendré presque autant de suicides chez les éleveurs de bovins qu’il y a eu de personnes atteintes par la maladie, ces dernières étant bien moins nombreuses que ne le prévoyaient les diverses estimations des spécialistes ». Les crises de l’ESB ont particulièrement mis en scène le principe de précaution, avec les abattages massifs de bovins dans un premier temps et, en 2000, l’interdiction d’utiliser les farines animales dans l’alimentation de tous les animaux (elles étaient interdites depuis 1990, mais uniquement chez les ruminants).

Le risque à prendre est soit d’en faire trop, soit pas assez

Fallait-il, à l’époque, procéder à des abattages massifs de bovins pour conjurer le danger et rassurer l’opinion publique au nom du principe de précaution ? Aujourd’hui encore, tous ne sont pas d’accord.

L’abattage total a divisé. Pour ses défenseurs, comme notre confrère Philippe Baralon, ce procédé permettait de gagner du temps sur la propagation de l’ESB en prévenant l’apparition potentielle de cas dans les élevages concernés (les données épidémiologiques britanniques et suisses confirment cet argument). « Dans les pays à faible incidence, par exemple la France, le calcul économique plaide sans doute en faveur de l’abattage total, ce qui n’est pas le cas dans d’autres, comme au Royaume-Uni (forte incidence), et semble se discuter en Suisse (incidence moyenne) », souligne notre confrère. Par ailleurs, selon lui, si l’abattage total représente un traumatisme profond pour les éleveurs de bovins, le soupçon et le stress liés à la conservation d’une partie d’un troupeau amputé par l’abattage partiel, mais dans lequel de nouveaux cas sont susceptibles de se produire, pourraient se révéler pires. « Le déficit de communication en direction des consommateurs impose de recourir à l’abattage total, car il donne l’impression de constituer une protection maximale. La suppression d’un tel abattage entraînerait donc une crise de consommation », estiment d’autres défenseurs de cette méthode.

L’interdiction totale des farines animales est très discutée

En revanche, pour ses détracteurs, l’abattage total dissuade les éleveurs de déclarer de nombreux cas de maladie. Ils se prononcent plutôt en faveur « d’un abattage “super total”, qui consisterait à retrouver tous les élevages livrés en même temps par le même fournisseur ». Toutefois, les difficultés pratiques et le coût d’une telle mesure rendent sa mise en œuvre impossible.

Quant à l’interdiction totale des farines animales pour tous les animaux, survenue en 2000 (par peur d’une contamination croisée dans les silos ou de fraudes à leur utilisation), son impact sur l’épizootie d’ESB chez les bovins n’a été qu’infime, estiment plusieurs experts. D’après l’un d’entre eux, Bernard Wolfer(3), la décroissance des cas d’ESB qui a été observée en France à partir de 2000 s’explique presque uniquement par l’interdiction de l’emploi des farines pour les ruminants en 1990 et, surtout, par la sécurisation des farines de viande et d’os (FVO) mise en place à partir de 1996. « A la limite, quitte à interdire totalement les farines, cela aurait dû avoir lieu dès 1996, lors de la première crise de l’ESB », estime-t-il.

En outre, le coût de l’interdiction des farines animales est élevé. En 2001, alors que les mesures de lutte contre l’ESB représentaient 850 millions d’euros par an, l’élimination des farines animales y a ajouté 230 millions, selon la Mission interministérielle pour l’élimination des farines. Par ailleurs, il aurait fallut y additionner le coût, non chiffré, induit par le remplacement des protéines animales apportées par les FVO par des protéines d’autres origines(4). Toutefois, cette mesure semble avoir rassuré le consommateur.

« La France est particulièrement en retard sur l’analyse coût/bénéfices »

Le principe de précaution est intimement lié à des considérations économiques. D’après Nicolas Treich, chercheur au laboratoire d’économie de l’environnement, des ressources naturelles et de l’agriculture (Lerna) de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), il convient d’identifier et d’utiliser l’analyse “coûts/bénéfices” pour tenter de comprendre sa mise en œuvre.

Dans un contexte d’incertitude scientifique, des tensions émergent à différents niveaux de la société, la perception de la situation et des risques étant hétérogène et souvent erronée. Cela favorise également le jeu des lobbies. Alors que des industriels choisissent de minimiser le risque, des groupes environnementalistes ou hygiénistes s’appuient, au contraire, sur une vision “catastrophiste”. Des pressions s’exercent alors sur le politique, auxquelles s’ajoute l’attente forte de l’opinion publique. Les responsables ne peuvent se permettre de laisser passer le message selon lequel ils sont prêts à transiger avec la santé des citoyens, par exemple, ou qu’au vu des coûts engendrés par la mise en place des mesures nécessaires, ils préfèrent ne pas intervenir.

Mais les réactions changent dès qu’une analyse coûts/bénéfices est soumise à l’opinion. Ainsi, un sondage réalisé auprès de la population américaine concernant le protocole de Kyoto (qui vise à lutter contre le changement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre) indique que 70 % des personnes interrogées sont favorables à sa ratification par le gouvernement. Le même sondage effectué en soumettant aux sondés une information supplémentaire (« une telle ratification nécessiterait que vous déboursiez 50 $ par mois ») n’induit plus que 10 % d’opinions favorables !

« Un tel exemple démontre clairement que la méconnaissances des coûts financiers modifie considérablement le “diktat” de la population », souligne Nicolas Treich. Or, selon le chercheur, « la France est l’un des pays les plus en retard en termes de calculs, de transparence et d’évaluation scientifique des coûts liés à l’application du principe de précaution ». L’approche qui prévaut dans l’Hexagone en termes de mesures de prévention et de précaution est plus d’ordre technique.

Les sujets les plus sensibles deviennent souvent les priorités

Philippe Baralon, insiste, comme d’autres, sur la nécessité de gérer les problèmes selon plusieurs phases : d’évaluation, d’expertise, mais aussi de débat. Ce dernier doit être le plus large possible, passant en revue l’action, les investissements et les dépenses induites par les mesures de précaution à prendre. Cependant, les débats qui mobilisent le plus se focalisent non sur les sujets majeurs, mais sur les plus sensibles aux yeux des citoyens, des consommateurs et des électeurs.

Et notre confrère de citer un exemple lié à l’ESB : « Aujourd’hui, des millions d’euros sont engagés pour prévenir l’introduction d’une carcasse de bovin atteint par la maladie dans la chaîne alimentaire. L’argent investi dans ce dépistage aurait permis depuis longtemps de généraliser le dépistage du cancer du sein chez toutes les femmes de quarante ans. » Lors d’une séance au Sénat, le professeur Philippe Kourilsky, ancien directeur de l’Institut Pasteur, renchérissait : « L’argent public n’est pas illimité, et celui qui est utilisé pour la mise en œuvre de certaines mesures de précaution n’est pas utilisé à autre chose. La bonne attitude consiste à revenir aux paramètres factuels, aux statistiques et aux coûts. Si cela n’est pas toujours populaire, il est tout à fait remarquable qu’en économie de la santé, nous n’osions pas publiquement parler du prix de la mort qui demeure un tabou, mais cela est pourtant un paramètre basique dans la gestion des problèmes de santé publique. »

Le principe de précaution peut donc être contesté dans son principe, mais conservé par précaution, comme l’a un jour remarqué un confrère aujourd’hui retraité…

  • (1) Mission agrobiosciences, Maison Midi-Pyrénées, 12/4/2006.

  • (2) L’affaire du sang contaminé a entraîné la mise en comparution en 1999 d’un ancien Premier ministre et de deux anciens ministres pour homicide involontaire.

  • (3) Bernard Wolfer : « ESB : radioscopie d’une tourmente », Les dossiers de l’environnement, Inra n° 28.

  • (4) www.agriculture.gouv.fr/esbinfo/pour_savoir_plus/enquetes & rapp/coutesb3011.pdf

  • (5) « Environnement et développement durable, l’indispensable mobilisation des acteurs économiques et sociaux ».

  • Source : Sénat.

Une définition difficile

Un principe, selon le Larousse, est « une proposition admise comme base de raisonnement ». La précaution, d’après la même source, est une « disposition prise par prévoyance pour éviter un mal ou en limiter les conséquences ».

Pour sa part, le ministère de l’Ecologie a choisi de retenir l’énoncé du Code de l’environnement, qui reprend celui de la loi Barnier de 1995 : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

Le rapport présenté au Premier ministre par Philippe Kourilsky et Geneviève Viney en octobre 1999 fait, lui, la distinction entre précaution et prévention, ce qui permet de mieux définir la précaution : « La précaution vise à limiter les risques encore hypothétiques, ou potentiels, tandis que la prévention s’attache à contrôler les risques avérés. »

Quant au rapport rédigé par Claude Martinand(5), reprenant la définition de la loi Barnier et adopté par le Conseil économique et social le 13 mars 2003, il propose de parler de « principe d’action précoce en cas d’incertitude scientifique ».

Ces différentes tentatives de définition montrent qu’il est difficile de traduire simplement la crainte légitime des risques potentiels liés à l’activité humaine.

N. D.

Historique du principe

Le principe de précaution a été forgé par les Allemands dans les années soixante-dix pour « typer les politiques visant à endiguer des dommages environnementaux probables ». Il s’est diffusé dans les années quatre-vingt, dans le cadre de débats internationaux sur l’environnement. Son apparition dans un texte officiel, la Charte mondiale de la nature des Nations unies, date de 1982. Il a été consacré dix ans plus tard par la Conférence de Rio (déclaration 15) : « Pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. »

En France, la loi Barnier du 2 février 1995 reprend ce concept : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable. » Par la suite, en 1999, le rapport de Philippe Kourislky et Geneviève Vianey remis au Premier ministre fait date en posant la définition, le contenu et les modalités d’application du principe de précaution. Il rappelle la différence entre le danger (ce qui menace et compromet la sécurité, l’existence d’une personne ou d’une chose), le risque (danger éventuel plus ou moins prévisible) et l’aléa (événement imprévisible).

N. D.

Application du principe

Trois conditions président à la mise en œuvre du principe de précaution :

- la gravité présumée du risque : il est nécessaire que les dommages hypothétiques soient importants voire, pour certains, irréversibles ;

- l’incertitude scientifique sur l’appréhension du risque à cause d’un défaut de connaissance ;

- l’évaluation coût/bénéfice des mesures à adopter, afin de déterminer si le coût est économiquement supportable.

N. D.
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