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Esprit carabin : we too ?

Anne-Claire Gagnon | 18.11.2020 à 09:00:00 |
Me too
© Motortion-Istock

Le Nouvel Observateur a révélé les pratiques d’un groupe privé Facebook composé de 11.000 médecins en janvier 2020, où des photos de patients étaient épinglées de commentaires beaucoup plus effarants que celui-ci : « Quand les seins tombent, je refuse la consultation. » Naissance, vie et mort de l’esprit carabin ?

Humour carabin, esprit de corps, la salle de garde peut-elle être virtuelle ? Le numérique a révolutionné des pratiques qui ont pris naissance en France en 1802, avec la mise en place de l’Internat pour les médecins. Médecin de santé publique et anthropologue, enseignante-chercheuse à l’EHESP (Ecole des Hautes Études en Santé Publique), autrice du livre L'Esprit de corps : Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, la Dre Emmanuelle Godeau explique dans une interview pour le Journal International de Médecine (JIM) l’origine de ces pratiques qui aujourd’hui détonent. « Au XIXe siècle, les médecins étaient de jeunes bourgeois, riches, appartenant à une élite, qui avaient réussi un concours difficile et se retrouvaient confrontés dans les hôpitaux publics à la pauvreté, la maladie, la souffrance, la nudité et la mort. » La salle de garde, où régnait l’humour carabin (à la fois humour noir mais surtout obscène et grivois) était un lieu dans l’hôpital où les hommes qui y entraient tombaient la blouse (parfois littéralement) pour pouvoir s’y défouler en se moquant de leurs supérieurs, employant des expressions grossières et obscènes. Les fresques qui décoraient les salles de gardes représentaient des scènes avec de nombreux symboles phalliques surdimensionnés, où les femmes étaient représentées en position de soumission. Les chansons et rituels étaient des pratiques très genrées, comme le baptême de l’interne, où il n’était pas rare que des prostituées soient conviées en salle de garde, aux frais des cotisations des internes.

Salles de garde numériques
La féminisation du corps médical a fait disparaître un certain nombre de ces pratiques, plutôt datées, et qu’on peut analyser comme des modalités de gestion du stress pour ces jeunes médecins, trouvant dans l’expression débridée de la sexualité la force voire le carburant pour rester du côté de la vie. « Il y avait une forme de carnaval dans les salles de garde, un lieu de défouloir, permettant de devenir un autre en y entrant et de reprendre l’habit de médecin en sortant. »
Un mode On/Off, qui, à 11.000 dans un groupe Facebook, est impossible, d’où des dérives, d’autant qu’il n’y a ni frontière ni étanchéité dans ce type de groupe, fut-il privé. Ce n’est clairement pas l’outil idéal pour servir d’exutoire au stress des médecins. 

Les infirmières, qui ont toujours été aux côtés des médecins, n’ont jamais eu ce genre d’humour carabin, ni de pratiques coutumières pour de multiples raisons : filiation historique avec les ordres religieux, milieu social moins aisé, donc proximité plus grande avec les malades, délivrance des soins sans porter la responsabilité de leur prescription, abnégation et familiarité naturelles avec les corps malades et leur nudité. Pour ces femmes compliantes, rarement dans la rébellion et la toute puissance, le dévouement et la discrétion vont de soi, alors que les médecins ont à prêter serment pour respecter le secret professionnel. 
      
Violences résiduelles
Reste que ces pratiques carabines et de salles de garde sont profondément machistes et perdurent au-delà de l’internat dans la culture médicale, en commençant, comme pour la profession vétérinaire, dès le bizutage des novices par leurs aînés avec des pratiques machistes, humiliantes et dégradantes (cf. témoignage ci-après). Les lois ont désormais établi des barrières et garde-fous depuis 1998, qui n’empêchent pas certaines violences de perdurer.

Si elle n’a pas eu à travailler directement sur le stress des infirmières, la Dre Emmanuelle Godeau a eu à s’exprimer comme 8 autres experts sur 90 témoignages* recueillis auprès d’infirmières, dont certaines ont arrêté leurs études à la suite des humiliations, des propos dévalorisants et des conduites dégradantes répétées de la part de leurs maîtres de stage et responsables de services hospitaliers. A la différence de ce qu’elle a pu observer pour les médecins, ces traumatismes ne pouvaient être gérés au sein d’un groupe, en l’absence de corps constitué, et ont été vécus individuellement, douloureusement par chaque infirmière.

Travailler demain en paix et en synergie ?
Si les brimades lors de l’apprentissage professionnel des soignant.es sont différentes des comportements de salles de garde, l’esprit carabin va de pair avec un machisme et une violence dont on espère qu’ils prendront fin avec la féminisation, même si clairement il persiste encore aujourd’hui dans des propos et comportements sexistes. 
Dans les salles de gardes actuelles, certaines fresques sont désormais réalisées par des femmes artistes qui, tout en reprenant la thématique de la sexualité et sa vitalité, en ont expurgé les images de domination et d’exagération des organes, ou du moins les interprètent autrement. 

Un état des lieux des pratiques dans la profession vétérinaire au sens large (ASV comprises), comme il a été fait chez les médecins, serait salutaire pour voir comment améliorer le respect mutuel et le bien travailler ensemble. 

 
* Omerta à l’hôpital, Valérie Auslender, Michalon, 2017.
L'Esprit de corps : Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Emmanuelle Godeau, N°29, Ethnologie de la France, 2007, Editions des Sciences de la Maison de l’homme

 

Un arrière-goût… de phallocratie

Des brimades, je gardais le souvenir hilarant de nos « Docteurs » nous enjoignant, à chaque décollage d’avion de Blagnac, à nous plaquer au sol, au seul mot de « Messieurs, les Japonais » jusqu’à ce que 36 ans très exactement après les faits, mon cerveau laisser émerger un autre souvenir, à vomir.
Probablement grâce à la conjonction de la sortie du film Grave, tourné dans une école vétérinaire, et à une discussion avec des étudiantes de 1ère année à Alfort, sur le début de leur scolarité avec les cours de dissection (rituelles en 1ère année) et les brimades. J’ai alors découvert que le stress de l’euthanasie est épargné aux poulottes d’aujourd’hui (les animaux sont livrés morts, prêts à l’emploi), et que l’accueil est très fraternel, avec des Dr se préoccupant de leurs goûts (alcool ou pas, viande ou pas, végétarien ou pas, etc.). Vraiment mieux maintenant !

Car mon cerveau m’a alors conduite en 1980, dans une maison de l’autre côté de Lardennes, où nous avions tous été emmenés nuitamment. En arrivant on m’a bandé les yeux avec les mains liées dans le dos, et on m’a fait mettre à genoux et …ouvrir la bouche.
Le truc qui s’est alors présenté sur ma langue (vu après, en réagissant violemment) était un godemichet qui avait été trempé dans un seau avec un odieux mélange de vomi et de muscat du Terato*…

Comme j’avais les mains liées, que j’étais à genoux, les yeux bandés, je n’ai pas pu, comme en prépa deux années avant, lors d’une main aux fesses, filer une gifle magistrale au Carré, ce qui l’avait vacciné et m’a valu un respect absolu.

A.-C. Gagnon

* Le bistro attitré du chemin des Capelles.

 

 

Anne-Claire Gagnon
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