Physiopathologie de la douleur viscérale - Le Point Vétérinaire n° 310 du 01/11/2010
Le Point Vétérinaire n° 310 du 01/11/2010

ANALGÉSIE CANINE ET FÉLINE

Dossier

Auteur(s) : Thierry Poitte

Fonctions : Clinique vétérinaire
La Croix Michaud
17630 La Flotte
thierrypoitte@gmail.com

La douleur viscérale ne répond pas tout à fait aux mêmes mécanismes physiopathologiques que la douleur somatique. Afin de mieux caractériser les symptômes liés à cette douleur, il convient d’en connaître le fonctionnement.

La compréhension de la physiopathologie de la douleur viscérale requiert la reconnaissance de plusieurs composantes :

– une douleur viscérale vraie, sourde et vague, atteignant l’organe lésé ;

– une hyperalgésie viscérale provenant de l’abaissement des seuils d’activation des nocicepteurs et de la mise en jeu des nocicepteurs silencieux ;

– une hyperalgésie viscéro-viscérale liée à l’atteinte de deux viscères différents dont l’innervation sensitive est commune ;

– une douleur cutanée rapportée avec ou sans hyperalgésie, plus aiguë, mieux localisée, à distance de la douleur initiale ;

– une douleur référée musculaire, provenant d’une contracture réflexe d’origine sympathique, à distance de la douleur initiale (figure 1).

Avant de détailler spécifiquement cette physiopathologie particulière, quelques rappels sont nécessaires.

1 Rappels

Les messages nociceptifs sont générés au niveau de terminaisons libres par des mécanismes de transduction qui transforment des stimuli thermiques, électriques ou chimiques en potentiel d’action. Les terminaisons libres sont reliées à des fibres nerveuses à conduction plus ou moins rapide : les fibres Aδ et C.

Les molécules impliquées dans l’activation des nocicepteurs proviennent de la lyse cellulaire, de l’inflammation des tissus environnants et des fibres sensitives elles-mêmes (substance P). Elles composent une véritable “soupe” inflammatoire dans laquelle se concentrent des ions H+, K+, de la sérotonine, de l’histamine, de l’ATP, de nombreux peptides, des leucotriènes et des prostaglandines.

Les progrès de la biologie moléculaire actualisent encore la composition complexe de ce mélange inflammatoire, en expliquent le caractère auto-entretenu et font naître de nouveaux espoirs thérapeutiques (figure 2).

Les fibres afférentes primaires constituent les premiers neurones dont les corps cellulaires se situent dans les ganglions rachidiens dorsaux. Ces fibres Aδ et C font synapses dans la moelle avec les deuxièmes neurones qui sont de deux types différents :

– des neurones nociceptifs spécifiques localisés dans les couches I et II des lames de Rexed de la corne dorsale, ne répondant qu’à des stimulations mécaniques ou thermiques intenses ;

– des neurones nociceptifs non spécifiques (dits neurones à convergence ou à large gamme réceptive [wide dynamic range ou WDR]) répondant aussi à des stimulations non nociceptives et présents dans les couches profondes V [5].

Ce réseau de convergences synaptiques implique des fibres collatérales et des interneurones excitateurs et inhibiteurs, sièges d’une importante mosaïque de récepteurs ; une multitude de neurotransmetteurs viennent déjà moduler le message nociceptif (figure 3).

Le franchissement de la synapse s’effectue grâce à un phénomène chimique : un neurotransmetteur est libéré dans la fente synaptique et agit sur les récepteurs de la membrane du neurone cible. Si le neuromédiateur est le bon, le récepteur s’ouvre, à l’image d’une clé dans une serrure, provoquant l’ouverture de canaux ioniques et assurant la dépolarisation.

La connaissance des neuromédiateurs et des récepteurs (opioïdes, α2-adrénergiques, acides aminés excitateurs, neurokinines, etc.) est à la base des thérapeutiques analgésiques actuelles et futures.

Pour rejoindre le troisième neurone situé dans le thalamus, les fibres nerveuses empruntent préférentiellement, soit :

– une voie rapide, localisée et discriminante, le faisceau néo-spino-thalamique (fibres Aδ ) à l’origine de la composante sensorielle de la douleur, définissant son lieu, sa durée, sa qualité et son intensité ;

– une voie lente, diffuse et tardive, le faisceau réticulo-spino-thalamique (fibres C), responsable de la composante émotionnelle de la douleur, définissant son aspect désagréable ou insupportable, et à l’origine d’une anxiété ou d’une dépression.

Le thalamus est ainsi un lieu de convergence de multiples voies nociceptives et de projection vers les cortex sensoriels I et II, les cortex singulaire et insulaire (figures 4 et 5). Cette succession de trois neurones n’emprunte pas qu’un simple système câblé unidirectionnel, de la périphérie vers le cerveau. Tout au long de ces voies de circulation, des mécanismes de contrôle viennent moduler le message nociceptif à l’étage médullaire (théorie du portillon de Melzack et Wall), au niveau du tronc cérébral (contrôles inhibiteurs diffus découverts par Le Bars) et à l’étage thalamique (production chez l’homme d’une analgésie localisée ou diffuse selon les atteintes et le vécu de l’individu à partir d’activités cognitives).

Ces contrôles sont eux-mêmes confrontés à des mécanismes d’hypersensibilisation à l’origine de phénomènes d’hyperalgésie et d’allodynie (figures 6 et 7).

L’enjeu de cette confrontation est le déséquilibre de la balance inhibition-excitation en faveur de la rémission ou de l’accentuation de la douleur. Cette rupture d’équilibre vers le “mal” par excès d’excitation ou défaut d’inhibition éclaire d’un jour nouveau les perspectives thérapeutiques :

– en recherchant la suppression des messages excitateurs par la découverte de nouveaux antagonistes NK1, à la bradykinine, etc. ;

– en renforçant les contrôles inhibiteurs (inhibiteurs de la recapture de noradrénaline et de sérotonine [IRSN], etc.).

2 Particularités physiopathologiques de la douleur viscérale

Les stimuli viscéraux douloureux sont difficiles à reproduire expérimentalement, contrairement à leurs homologues somatiques.

Si, au-delà de la moelle épinière, les mécanismes et les zones impliqués sont a priori communs aux douleurs viscérale et somatique, la différence se situe essentiellement au niveau des récepteurs, des fibres afférentes, de boucles motrices et d’intrications complexes avec le système nerveux autonome.

Récepteurs viscéraux et fibres afférentes

L’innervation cutanée est caractérisée par la présence de fibres sensitives véhiculant des messages nociceptifs (thermiques, mécaniques et chimiques) :

– fibres myélinisées A∂ (vitesse de 4 à 30 m/s) responsables d’une sensation brève et aiguë de piqûre à l’endroit de la douleur et à l’origine du réflexe de retrait ;

– fibres amyéliniques C (vitesse de 0,4 à 2 m/s) à l’origine d’une sensation plus diffuse de brûlure ;

– fibres myélinisées Aβ (vitesse de 30 à 120 m/s) conduisant des informations non nociceptives (tactiles), mais participant aussi à la modulation de la douleur.

L’innervation viscérale présente des différences majeures avec l’innervation cutanée :

– les récepteurs viscéraux ne sont pas spécifiques de la nociception, mais “polymodaux”, activés par plusieurs types de stimuli : chimiques (substances algogènes), mécaniques par la distension, thermiques, etc. ;

– les fibres myélinisées Aβ tactiles sont absentes ;

– l’innervation viscérale sensitive est composée en grande majorité de fibres C, localisées dans la paroi musculaire des viscères creux, la capsule des viscères pleins et le tissu conjonctif du péritoine pariétal (figure 8).

Les nocicepteurs silencieux sont présents en plus grand nombre et ont été mis en évidence dans la vessie chez le chat. Ces récepteurs ne répondraient que lorsqu’ils ont été préalablement sensibilisés par un processus pathologique tel que l’inflammation.

L’existence de ces différents récepteurs explique pourquoi il est relativement difficile de produire une douleur par distension d’un organe creux (estomac, rectum) chez un volontaire sain alors qu’une distension modérée évoque une souffrance chez des patients atteints d’une maladie digestive [7].

Conséquences

Une stimulation non nociceptive ou le simple contact avec les viscères ne provoque habituellement aucune sensation. Des stimuli thermiques non nociceptifs n’engendrent aucune sensation, à l’exception de l’œsophage et du rectum qui sont proches de muqueuses possédant une innervation tactile. Certains organes comme le foie et les reins restent insensibles quel que soit le stimulus appliqué sur leurs parenchymes. Une douleur se manifeste lors de distension de leur capsule ou de croissance d’une tumeur.

Concernant les systèmes digestif et urinaire, ce sont essentiellement les organes creux (œsophage, estomac, intestin grêle, côlon, rectum, voies biliaires, uretères, vessie) qui engendrent une sensation, souvent douloureuse, lors de la distension ou de stimulations chimiques spécifiques [3]. Cependant, même dans le cas des viscères creux, certaines stimulations franchement nocives (brûlure ou coupure de l’intestin, par exemple) ne produisent aucune sensation si elles sont réalisées sur un organe sain (non enflammé). En conséquence, lors de douleur viscérale, la gravité des lésions n’est pas nécessairement en corrélation avec les signes cliniques.

Le péritoine viscéral est insensible. Ainsi, les perforations intestinales ne sont vraiment douloureuses que si le péritoine pariétal est atteint.

Alors que la sollicitation des récepteurs cutanés induit une sensation précise, tactile ou douloureuse, selon l’intensité du stimulus thermique, chimique ou mécanique, la mise en jeu des nombreux récepteurs viscéraux n’engendre en général qu’une vague sensation, diffuse, voire aucune perception consciente spécifique.

Les sensations deviennent douloureuses lors de distension importante, de forte pression, de contractions, d’étirement des tissus, d’inflammation ou de stimulations chimiques. Elles concernent alors particulièrement les organes creux (œsophage, estomac, intestin grêle, côlon, rectum, vessie), les conduits (uretère, canal cholédoque, etc.) et les enveloppes (plèvre, capsule hépatique) (figure 9) [4].

Selon les organes considérés, le ressenti peut être exclusivement douloureux (cas de la vésicule biliaire) ou non (cas des sensations non douloureuses de l’œsophage, de l’estomac, de l’intestin, du côlon et du rectum).

Souvent, dans le domaine de la douleur viscérale, l’apparition d’une inflammation de la muqueuse provoque un phénomène d’allodynie ; une stimulation mécanique, normalement pas douloureuse, le devient par suite de l’irritation chimique de la muqueuse (figure 10).

Convergence viscéro-somatique et douleur rapportée

Les fibres afférentes viscérales qui empruntent le système sympathique se terminent dans les couches superficielles I, II et surtout V de la corne dorsale spinale.

La couche V est constituée de neurones convergents, appelés ainsi en raison d’une véritable convergence anatomique d’afférences nociceptives cutanées, musculaires et viscérales.

Au contraire des afférences cutanées qui se projettent de manière dense sur deux ou trois segments de la moelle, les afférences viscérales se distribuent de façon beaucoup plus diffuse sur une dizaine de segments thoraciques et lombaires.

Ces considérations anatomiques pourraient expliquer que la douleur viscérale est presque toujours accompagnée d’une douleur rapportée dans un vaste territoire somatique, souvent caractéristique d’une région viscérale. Ces douleurs projetées sont rapportées par erreur, lors de l’analyse corticale, au métamère cutané alors que l’origine réelle est viscérale, articulaire ou musculaire (figure 11).

Boucles motrices et douleurs référées

Le contraste entre la riche innervation des viscères et la relative pauvreté des sensations engendrées par la mise en jeu des afférences sensitives s’explique par le fait qu’une large partie de cette innervation est utilisée dans des boucles réflexes motrices et dans des régulations végétatives autonomes.

Les projections des afférences viscérales établissent des connexions avec les neurones préganglionnaires sympathiques et parasympathiques.

Ces connexions expliquent la survenue d’une douleur référée qui se produit lorsqu’une lésion viscérale s’accompagne d’une contracture musculaire réflexe, pouvant devenir douloureuse par association avec des mécanismes réflexes d’origine sympathique (figure 12).

Douleurs viscérales et réponses du système nerveux autonome

Les fibres sensitives empruntent soit les trajets des nerfs sympathiques (les corps cellulaires sont dans les ganglions spinaux dorsaux) pour se terminer dans la corne dorsale de la moelle, soit les trajets du nerf vague (les corps cellulaires sont dans les ganglions cervicaux plexiformes) pour aboutir dans le noyau du tractus solitaire (figure 13). La stimulation des afférences vagales ne produit aucune sensation viscérale spécifique, bien qu’elle puisse engendrer un sentiment d’inconfort ou d’oppression (dyspnée), voire d’angoisse, ou un changement d’état (somnolence postprandiale). En fait, seule la stimulation des nerfs sympathiques est capable de reproduire une sensation spécifique, à un degré de plus, une douleur viscérale et, de façon très fréquente, des modifications du rythme cardiaque et de la pression artérielle.

À la différence de la douleur somatique dont la projection sur le cortex somato-sensoriel primaire suit une présentation homunculaire(1), la douleur viscérale est essentiellement projetée sur le cortex somato-sensoriel secondaire où la représentation spatiale est diffuse. L’activation de ce cortex secondaire au cours des épisodes de douleur viscérale chronique suscite la mise en œuvre des structures limbiques, expliquant l’intensité des manifestations neurovégétatives et l’importance chez l’homme de l’affect dans la perception de la douleur viscérale [2].

Les douleurs viscérales sont donc à l’origine de réponses émotionnelles et autonomes plus intenses que les douleurs somatiques.

Hyperalgésies cutanée et viscérale

La douleur viscérale est souvent associée à une hyperalgésie cutanée dans la zone d’irradiation.

L’hyperalgésie viscérale liée à une baisse du seuil douloureux en cas de distension d’un organe creux rend compte en médecine humaine des douleurs chroniques des patients dyspeptiques ou à côlon irritable, dont les zones d’irradiation sont plus étendues que celles des sujets normaux [3].

Conclusion

La connaissance de la physiopathologie de la douleur viscérale va permettre au praticien d’en reconnaître les symptômes et de l’évaluer afin d’instaurer le traitement le plus adéquat.

(1) La localisation de la douleur correspond à une représentation précise dans un territoire spécifique du cerveau.

Références

  • 1. Bouin M, Plourde V, Boivin M et coll. Rectal distension testing in patients with irritable bowel syndrome: Sensitivity, specificity, and predictive values of pain sensory thresholds. Gastroenterology. 2002; 122: 1771-1777.
  • 2. Hobson AR, Aziz Q. Brain imaging and functional gastrointestinal disorders: Has it helped our understanding Gut. 2004; 53(8): 1198-1206.
  • 3. Hoogerwerf WA, Zou L, Shenoy M et coll. The proteinase-activated receptor 2 is involved in nociception. J. Neurosci. 2001; 21: 9036-9042.
  • 4. Le Bars D, Plaghki L. Douleurs. Bases anatomiques, physiologiques et psychologiques. Dans: Douleurs aiguës, douleurs chroniques, soins palliatifs. CNEUD, CNMD, SFAP Ed., Paris. 2001.
  • 5. Meyer RA, Campbell JN, Raja SN. Peripheral neural mechanisms of nociception. In: Wall PD, Melzack R (éd.). Textbook of pain. Churchill Livingstone, New York. 1994: 13-44.
  • 6. Poitras P, Delvaux M, Zerbib F. Mesures d’intérêt clinique chez les patients atteints de troubles fonctionnels digestifs. Hépato-Gastro. 2003; 10(1): 31-43.
  • 7. Zoltie N, Cust MP. Analgesia in the acute abdomen. Ann. R. Coll. Surg. Engl. 1986; 68: 209-210.
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