Vétérinaires, faune sauvage et sciences sociales - La Semaine Vétérinaire n° 1655 du 18/12/2015
La Semaine Vétérinaire n° 1655 du 18/12/2015

Éditorialistes d’un jour

Auteur(s) : Philippe Fritsch

L’histoire de la médecine vétérinaire est étroitement liée à celle du rapport des hommes aux animaux. Il n’y fut guère question de soigner des individus de la faune sauvage, si ce n’est occasionnellement, surtout des animaux exotiques dans les zoos et les parcs animaliers. Les vétérinaires et leurs clientèles se sont d’abord situés le plus souvent du côté de l’utile et du rentable, avant de se placer, avec le concours des animaux de compagnie, sur le terrain de l’affectif et du relationnel, sans d’ailleurs pour autant quitter celui de la valeur marchande.

Cependant, outre ceux qui, peu nombreux, sont en fonction dans les parcs naturels, certains vétérinaires ont participé et participent encore au développement des centres de sauvegarde de la faune sauvage1. Ces structures et leurs agents, le plus souvent bénévoles mais obligatoirement titulaires d’un certificat de capacité, témoignent d’un changement radical du rapport aux animaux sauvages : ces derniers ne sont plus les bêtes à abattre ou à confiner dans des espaces eux-mêmes “sauvages”, mais les spécimens d’espèces à protéger pour préserver la biodiversité2.

Si l’activité vétérinaire concernée par la faune sauvage relève d’une double problématique, clinique et épidémiologique, des événements récents invitent à convoquer les sciences sociales pour analyser non seulement les représentations contrastées que les groupes sociaux se font de la faune sauvage, mais aussi la position des vétérinaires, qu’ils soient praticiens ou inspecteurs, dans le système des relations qui structurent le champ du rapport à l’animal ou, plus précisément, celui de la santé publique vétérinaire. À cet égard, l’opération d’abattage des bouquetins du Bargy, engagée par le préfet de la Haute-Savoie malgré l’avis de l’Anses, impliquerait que l’on s’interroge sur le poids fonctionnel de l’expertise vétérinaire dans l’action publique et la prise de décision. Après avoir souligné que les abattages de l’automne 2013 avaient eu pour effet d’augmenter la séroprévalence chez les bouquetins, le rapport du groupe de travail “Brucellose, Bouquetins, Bargy”, validé le 20 juillet 2015 par le comité d’experts spécialisés santé animale (CET Sant), concluait : « Le risque actuel de transmission de la brucellose aux cheptels domestiques est estimé, par les experts, comme quasi nul à minime (1-2 sur une échelle de 0 à 9). (…) Les experts estiment le risque actuel pour l’homme comme quasi nul (1 sur une échelle de 0 à 9). Il est très inférieur au risque lié à la brucellose importée qui représente plus de 80 % des cas de brucellose humaine en France chaque année. »3 Pourtant le 16 septembre 2015, un arrêté préfectoral autorisait à nouveau « un abattage de masse » des bouquetins « non marqués »4, ce qui a été entrepris dès les 8 et 9 octobre, par hélicoptère et avec déploiement de gendarmes et de gardes de l’ONCFS.

Ce n’est certes pas au sociologue de dire qui a raison, du préfet, des éleveurs et producteurs de produits laitiers, ou des défenseurs des bouquetins, mais il lui revient d’observer que l’affaire n’est pas seulement sanitaire. Manifestement, elle est aussi économique et politique. Plus encore, elle est avant tout sociale, ne serait-ce qu’en raison des valeurs que privilégient les divers agents impliqués dans cette histoire.

Entreprendre cette analyse sociologique supposerait une enquête auprès des divers protagonistes pour mettre en relation leurs prises de position et leurs positions relatives, sans oublier de prendre en compte leurs représentations de la faune sauvage et leurs intérêts spécifiques. Il importerait surtout d’examiner comment les uns et les autres énoncent le problème : quelles données sont avancées et en quels termes la question est posée par les uns et par les autres ? On notera cependant que la “solution” retenue par le représentant de l’État fait prévaloir une problématique sécuritaire à court terme, dont les effets sont paradoxaux, sur une problématique de traitement à long terme (vaccination) et de préservation de la biodiversité. On remarquera également que cette décision suit le modèle de celles prises pour le bétail et la volaille, notamment dans les crises de l’ESB et de la grippe aviaire : abattage du troupeau ou de l’élevage où ont été repérés des individus porteurs5. Or, comme le fait observer le Dr Gourreau, vétérinaire épidémiologiste, directeur de recherche honoraire à l’Anses, « des mesures d’assainissement, largement éprouvées et efficaces chez les animaux domestiques, se sont avérées contre-productives et dangereuses sur la faune sauvage, qui ne fonctionne pas de la même façon »6. La stricte application de règles de police sanitaire valables pour les troupeaux domestiques ne tient manifestement pas compte des rapports sociaux propres aux animaux de la faune sauvage. On observera, enfin, que cet arrêté qui, entre autres, évoque « la nécessité de préserver l’ordre public » se situe dans une période où, localement, est remise en cause la charte du parc de La Vanoise, pourtant emblématique de la protection de la nature en France, tandis qu’ailleurs des pratiques contrevenant à la législation européenne sur les espèces protégées sont tolérées par les pouvoirs publics.

  • 1 En France, ces centres sont nés informellement dans les années 1960 et 1970 (La Semaine Vétérinaire, n° 213, 20/4 et 5/5/1981, p. 24.), avant de se regrouper, au moins pour la plupart, dans l’Union nationale des centres de sauvegarde de la faune sauvage.

  • 2 Fritsch P. « Sauvage. À sauvegarder ». Études rurales, 1993, p. 33-49.

  • 3 Mesures de maîtrise de la brucellose chez les bouquetins du Bargy. Avis de l’Anses, rapport d’expertise collective, Maisons-Alfort. Juillet 2015, p. 129.

  • 4 La mesure retenue par le préfet vise « à constituer un noyau sain d’animaux marqués via l’euthanasie sélective des bouquetins séropositifs et le marquage des séronégatifs lors des opérations de capture » (DDT/SEE/MNFCV/2015-0513).

  • 5 Marc Artois et Léonie Varobieff relèvent que « les éleveurs ont appuyé leur argumentation en faveur de la destruction des animaux sauvages sur un principe d’équité de traitement, en fonction des règles qui sont appliquées, à leurs dépens, aux animaux de production » (Artois M. et Varobieff L. Éthique et contrôle des maladies transmises par la faune sauvage, H&B, La Revue d’humanité et biodiversité. 2015, p. 99-106).

  • 6 files.biolovision.net/…/NoteJMGourreau du 18/9/14. De fait, comme le note le Dr F. Moutou, « l’abattage massif, en supprimant les mâles adultes, a permis aux jeunes jusqu’alors dominés d’accéder aux femelles, ce qui les a contaminés à leur tour. (…) Les bouquetins sont des animaux sociaux, qui se déplacent beaucoup (…) » (propos recueillis par Audrey Garric, le 9/10/15).

Philippe Fritsch a été professeur de sociologie à l’université Lyon 2 et directeur d’une équipe de recherche associée au CNRS. Parmi ses publications, citons Être vétérinaire (2011) où les praticiens parlent des problèmes auxquels ils sont confrontés : l’éthique, la rentabilité et le rythme du travail. Il a été, cette année, un intervenant des séances de la Société vétérinaire pratique de France, sur divers thèmes tels que « Les vétérinaires, sociologie d’un groupe professionnel » et « De la passion animalière à la pratique vétérinaire ».

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