Prédateurs : une incompréhension mutuelle entre leurs défenseurs et les éleveurs - La Semaine Vétérinaire n° 1595 du 05/09/2014
La Semaine Vétérinaire n° 1595 du 05/09/2014

Dossier

Auteur(s) : Serge Trouillet

Dans un contexte économique difficile pour l’élevage ovin, essentiellement victime des prédations par le loup - et l’ours dans une moindre mesure -, le dialogue entre les défenseurs de la faune sauvage et les éleveurs est toujours aussi tendu. Les décisions prises, cet été, par Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, au profit du pastoralisme, suffiront-elles à apaiser une profession qui a également, actuellement, le vautour fauve dans le collimateur ?

Dans les semaines qui ont suivi la grande manifestation anti-loups, ours et vautours à Foix (Ariège), le 28 juin dernier, Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, a choisi de protéger les éleveurs en affichant sa préférence pour le pastoralisme. Elle signe un arrêté fixant à 24 le nombre de prélèvements autorisés de loups pour la période 2014-2015. Celui-ci s’élèvera à 36 si le seuil de 24 est atteint en cours d’année. La ministre signe un autre texte qui délègue aux préfets l’expérimentation de mesures plus souples pour ce type de prélèvement. La possibilité d’autoriser des tirs d’effarouchement dans les parcs nationaux sera même « étudiée sans délai ».

Quant au relâcher d’ours dans les Pyrénées, elle annonce qu’il n’y en aura pas. Tollé général chez ses opposants sur ce dossier. « Les 25 ours pyrénéens tuent environ 150 brebis par an. C’est bien moins que les mortalités dues aux maladies, aux dérochements, à l’orage ou encore aux négligences de certains éleveurs! L’ours est un bouc émissaire, comme le loup », tonne Hervé Boyac, animateur du réseau Provence-Méditerranée de Ferus, une association nationale pour la conservation de l’ours, du loup et du lynx en France.

L’ESPÈCE LUPINE ENCORE CLASSÉE VULNÉRABLE

Chacun s’accorde cependant sur l’importance des prédations par le loup dans les élevages, essentiellement ovins. Selon les chiffres de la direction régionale de l’environnement de Rhône-Alpes, qui comptabilise les attaques au niveau national, elles sont de l’ordre de 5 000 en 2011, 6 000 en 2012 et moins de 7 000 en 2013. Le loup gris (Canis lupus) a fait bien du chemin depuis 20 ans. Précisément depuis la première observation d’individus authentifiée, en novembre 1992 dans le Mercantour (Alpes-Maritimes et Alpes-de-Haute-Provence). Ces animaux sont arrivés à la suite d’une recolonisation par étapes depuis le massif des Abruzzes, dans le centre de l’Italie. Une reconquête d’un territoire, la France, qui en comptait plusieurs milliers à la fin du XVIIIe siècle. Trois cents bêtes environ sont actuellement dénombrées.

Après avoir colonisé l’ensemble des Alpes, le loup a fait des incursions dans tous les massifs montagneux voisins : les Vosges (1994), la Suisse (1995), le Massif central (1997), les Pyrénées (1999). Au-delà de ces massifs, selon Ferus, « il n’y a aucune raison biologique ou écologique pour que le loup se limite à la montagne, et l’espèce devrait pouvoir coloniser la plupart des régions françaises ». La population hexagonale sera alors moins vulnérable lorsque des meutes s’installeront en dehors des Alpes. Car, aujourd’hui, si l’espèce n’est plus en danger à l’échelle internationale, elle est encore classée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui dresse l’inventaire le plus complet de l’état de conservation des espèces, dans la catégorie vulnérable de la liste rouge des mammifères menacés en France.

UN PROBLÈME SUPPLÉMENTAIRE POUR L’ÉLEVAGE OVIN

Cette reconquête s’est faite grâce à la protection légale dont le loup bénéficie, mais aussi à la faveur de la réintroduction d’ongulés sauvages par les chasseurs, de la baisse du nombre de ces derniers et de la déprise agricole, qui a profité aussi bien aux proies qu’aux prédateurs. Au fur et à mesure de son avancée, elle ébranle les habitudes des éleveurs. Forts de l’absence du loup depuis un demi-siècle, ils ont développé de nouvelles pratiques pastorales. Les gestes ancestraux qui permettent de garder un troupeau en présence de grands prédateurs sont oubliés ou simplement abandonnés par souci d’économie, à l’inverse de pays tels que l’Italie ou l’Espagne, où le loup n’a jamais disparu. Son retour, ensuite, intervient dans un contexte difficile pour l’élevage ovin.

À l’heure où ce dernier est sous perfusion économique, où les revenus des éleveurs sont subventionnés à 60 %, cette nouvelle problématique lupine leur offre une tribune pour exprimer leur mal-être. « La production ovine souffre en France, en montagne comme en plaine, du fait des importations (60 % de la consommation nationale), notamment de Nouvelle-Zélande ou du Royaume-Uni, où les conditions sont beaucoup plus favorables. Un agneau néo-zélandais coûte 10 € à produire contre 100 € en France ! Dans ce pays, le climat océanique dispense de construire des bâtiments pour l’hiver, et l’herbe toute l’année de faire du foin. Ça fait rêver! Les éleveurs jouissent de clôtures fixes en permanence et non pas mobiles comme chez nous en montagne. Ils n’ont quasiment rien à faire sinon à surveiller l’aspect sanitaire. Et ils n’ont pas de prédateurs! », renchérit Hubert Covarel, président du syndicat ovin de Savoie, qui énumère ces avantages concurrentiels comme un aveu d’impuissance fataliste.

LA RÉSISTANCE S’ORGANISE

Pourtant, loin de lui l’idée même d’une quelconque résignation! Elle ne figure pas dans ses gènes. « Nous avons énormément travaillé parce que nous voulons continuer notre métier malgré tout. Nous aimons fonctionner sur nos territoires. Il faut y être né pour le faire. Quand le loup est arrivé, nous étions anéantis au début, puis nous nous sommes organisés. » Grâce à des cofinancements de l’État et de l’Europe, les éleveurs les plus motivés embauchent des bergers, construisent des chalets d’alpage, s’équipent de parcs mobiles. « Nous avons pris des chiens de montagne et nous les avons sélectionnés. C’est un travail important, car ils doivent non seulement se montrer efficaces en protection, bien fixés au troupeau, actifs, mais aussi respectueux des hommes. Nous sommes, en effet, dans une zone de tourisme, avec des chemins partout. Si j’emporte une rancœur dans ma tombe, ce ne sera pas contre le loup, mais contre la société qui, à travers sa justice, a écœuré de nombreux de petits éleveurs : les amendes qui leur ont été infligées pour des problèmes avec les promeneurs ont parfois détruit le travail de toute une vie ! », lâche, amer, Hubert Covarel.

L’éleveur savoyard, avec ses 1 000 bêtes, se félicite de ne pas avoir subi d’attaques de loups depuis trois ans : « Il y en a une cinquantaine qui tournent autour de nous en Savoie, mais j’ai bétonné la protection et j’ai la chance d’avoir un alpage bien en herbe. J’ai besoin de 100 ha par mois pour mon troupeau, entièrement bouclés en fil électrifié, avec six chiens de protection : les animaux sont faciles à regrouper tous les soirs et le loup a peu d’opportunités. » Il reconnaît volontiers que le terrain lui permet de travailler ainsi et que celui-ci n’est pas toujours aussi favorable pour tous les éleveurs : « Dans les zones rocheuses, le travail est différent. Il peut être considérablement réduit parce qu’il n’est pas possible de clôturer l’alpage et les brebis sont éparpillées sur de plus grandes surfaces. Il faut des chiens beaucoup plus actifs, mais il y a davantage de problèmes avec les promeneurs et le loup bénéficie là de réelles opportunités. Certains de mes collègues ont abandonné ce type d’alpage. »

LE DIFFICILE PARTAGE DE L’ENVIRONNEMENT

L’effectif lupin du Mercantour comprend également une cinquantaine d’animaux, installés en meutes ou qui se déplacent. Mais les prédations y sont bien plus importantes et les discours plus musclés aussi ! « Tous les éleveurs sont contre le loup, mais la majorité se donne les moyens de cohabiter, explique Véronique Luddeni (T 92), vétérinaire à Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes), devenue une spécialiste des loups du Mercantour. Il reste toujours une minorité de jusqu’au-boutistes qui crient plus fort que les autres, ne font pas grand-chose pour protéger leur troupeau mais n’oublient pas de réclamer les indemnisations pour chacune des présumées prédations dont ils s’estiment les victimes ! Le vétérinaire, qui connaît les éleveurs et leurs difficultés, joue un rôle de médiation. Il doit essayer de faire comprendre qu’un environnement, ça se partage. »

Hubert Covarel souligne à cet égard que le Mercantour présente des spécificités dont il faut tenir compte : « Les touristes sont nombreux. L’altitude moyenne est favorable aux loups et il n’y a pas d’actions de chasse comme il peut y en exister chez nous - malgré l’interdiction -, et qui permettent tout de même de réguler leur nombre. Un territoire, c’est très fin. Il faut le considérer dans toutes ses dimensions pour le comprendre. Une posture équivalente sur l’ensemble d’un pays est un non-sens. Le loup est un animal emblématique, mais il est nécessaire de le sortir de ce cadre. Il faut le voir vivre sur une zone, et savoir de quel territoire il s’agit. »

« PAS D’AIDES PUBLIQUES SANS CONTRÔLE DE LEUR UTILISATION »

Avec Gaston Franco, homme politique qui a été notamment maire de Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes) pendant 25 ans, résonne un autre son de cloche : « Avec l’arrivée du loup, les éleveurs commencent à craindre les contrôles quant au mode d’élevage, à la garde des troupeaux et à la légalité de la vente. À partir du moment où l’Europe leur donne des moyens, je pense qu’il serait juste et normal qu’elle mette en place des mesures de contrôle pour savoir ce que deviennent les aides, si cela profite réellement aux troupeaux, et ce que deviennent les animaux après que les éleveurs ont touché ces financements. Ceci n’a rien à voir avec le retour du loup. »

L’élu réclame un partenariat juste et équilibré : « À partir du moment où les éleveurs font appel à de l’argent public, nous devons nous assurer de sa bonne utilisation. » Et de ne pas cacher que, selon lui, « certains modes de commercialisation sont archaïques et permettent la vente directe (sous le manteau) à une grande part de la communauté des Alpes-Maritimes. Mais ces phénomènes sont bien connus. » Et que la part de ces pratiques représentent « plus de la moitié », sur l’ensemble de la filière ovine !

LES OVINS ET LES LOUPS NÉCESSAIRES AUX ÉCOSYSTÈMES

Le loup aurait donc bon dos ! Cela n’empêche pas chaque camp d’affûter ses arguments pour ou contre sa présence sur notre territoire. Pour Xavier Beulin, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), « les éleveurs sont obligés d’abandonner certains secteurs conquis par le loup. Ceux-ci s’embroussaillent et se reboisent avec des essences banales ». L’association France Nature Environnement répond au contraire que « les prairies naturelles d’altitude existeraient même sans pâturage. Elles ne peuvent ni s’embroussailler ni se fermer. Quant à la limitation des risques d’incendie, cela ne concerne que les zones méditerranéennes où le loup est absent. »

Selon Audrey Garric, journaliste au Monde, tant les ovins que les loups sont nécessaires aux écosystèmes des régions. Et de citer le Centre d’études et de réalisations pastorales Alpes-Méditerranée (Cerpam) : « S’il n’y a plus de moutons en alpage, ce sont 300 à 400 espèces végétales et animales qui disparaîtront en une dizaine d’années ». La journaliste soutient que l’entretien des alpages par les éleveurs préserve le paysage de l’envahissement par les broussailles, prévient les feux de forêt, limite le danger des éboulements. Quant au loup, il est, selon elle, considéré comme un régulateur écologique, ouvrant son propos au président de Ferus, Jean-François Darmstaedter : « En s’attaquant d’abord aux animaux malades ou plus faibles, il contribue à la bonne santé d’une espèce et peut éviter des épidémies. Il aide, par ailleurs, à réguler les surplus de jeunes sangliers ou cervidés, susceptibles de menacer les forêts. »

« JE CROIS DANS LES FUTURES GÉNÉRATIONS »

Hubert Covarel juge stérile toute radicalisation du débat : « Le syndicalisme de l’élevage s’était durement positionné par moments contre les prédateurs, parce que les éleveurs ne recevaient aucune écoute. Les procédures pour prélever un loup après de nombreuses attaques étaient tellement lourdes qu’elles ne pouvaient pas être mises en œuvre. L’éradication du loup était donc le mot d’ordre. Cela pouvait être une stratégie. Demander plus pour obtenir un peu. » La situation aurait-elle changé ? « Il semblerait, en effet, qu’aujourd’hui notre ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, nous prête l’oreille. C’est la première fois depuis 20 ans ! Nous en sommes d’autant plus agréablement surpris que, chez nous, les éleveurs ne votent généralement pas trop socialiste ! Les positions fermes de la ministre sur la préférence qu’elle donne au pastoralisme par rapport à l’animal sauvage, dans le cadre d’une cohabitation revisitée, constituent pour nous un réel atout », se réjouit le syndicaliste.

Il en va toujours ainsi. Quand les uns ruminent leur frustration, les autres affichent leur satisfaction. Véronique Luddeni se veut cependant optimiste : « Il faudra une génération au minimum pour que les enjeux environnementaux, qui dépassent ceux économiques et politiques de l’élevage ovin, soient bien compris. À l’instar de Gandhi et de Mandela, je pense que les choses, dans la vie, ne peuvent être changées que par l’énergie que l’on donne à ses convictions, à ses passions. Si l’on pense que les choses peuvent aller mieux, il faut mettre toute son énergie dans ce but, et surtout ne pas le laisser faire par les autres tout en disant que rien ne changera. Je crois dans les futures générations. »

UN NOUVEAU MODE D’INDEMNISATIONS SOUMISES À CONTREPARTIE ?

Les agents de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), ainsi que des parcs nationaux ou naturels régionaux, sont régulièrement formés pour effectuer les constats de dommages, sur la base d’un relevé technique uniformisé à l’échelle nationale. Ce constat de terrain permet d’identifier la responsabilité ou non d’un prédateur dans la mortalité d’une bête d’élevage. Il revient ensuite à l’administration de déterminer l’indemnisation éventuelle des animaux tués.

Selon Christophe Duchamp, ingénieur des travaux à l’ONCFS, chargé des études sur le loup, « les stigmates des attaques sont caractéristiques du loup dans 20 % des cas, sa responsabilité est exclue dans 10 % des cas environ et 10 % sont invérifiables par manque d’éléments techniques (restes partiels des victimes). Restent 60 % des cas où elle n’est ni prouvée ni exclue : le doute profite alors à l’éleveur pour donner lieu à une indemnisation, qui s’élève à 170 € par bête en moyenne, assortie de compensation des pertes indirectes (de production, disparition, etc.). Chaque cas est évalué sur la base d’un barème selon le type de victime (animal sélectionné, gravide ou non, appellation d’origine contrôlée, “bio”, race laitière ou non, etc.) ».

Pour Hervé Boyac, de l’association Ferus, « l’indemnisation des éleveurs est légitime. D’une certaine manière, le loup a été imposé au monde de l’élevage, qui n’avait rien demandé. Il appartient à l’État d’accompagner ce retour. Pour autant, le loup a souvent bon dos. Auparavant, les chiens errants faisaient déjà des carnages, il y avait des dérochements à la suite d’orages… : personne n’en parlait, ces pertes étaient à la charge du berger. Depuis que le loup est revenu, il est responsable de tout ! » Et d’enfoncer le clou : « Selon les estimations, environ un tiers des dommages constatés ne sont pas imputables au loup. Mais les pressions sur les gardes chargés de dresser les constats et le désir de l’État d’acheter une paix sociale favorisent les éleveurs les plus influents. Du reste, 5 % d’entre eux captent 90 % des indemnisations ! » Pour de nombreux acteurs de ce dossier, une nouvelle réflexion s’impose sur l’instauration d’un volet d’aides qui ne profiteraient réellement qu’à ceux qui mettraient en place des systèmes efficaces de protection de leur troupeau, de manière à exclure les éleveurs chasseurs de primes qui les touchent sans faire d’efforts de leur côté. Pour preuve, seulement 1 434 contrats de protection ont été engagés en 2013 par des éleveurs, avec un financement partiel de l’État et de l’Union européenne : c’est encore peu, sachant que les régions Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Rhône-Alpes, les plus touchées par les attaques, comptent à elles seules 6 000 exploitations, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture.

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