DE L’OBJET AU CONCEPT : UNE COLLECTION ATYPIQUE - La Semaine Vétérinaire n° 1468 du 28/10/2011
La Semaine Vétérinaire n° 1468 du 28/10/2011

Reportage

Pierre Culleron est un collectionneur. Un collectionneur-philosophe. Sa passion, dit-il, lui est « consubstantielle » : « Dès mon plus jeune âge, je collectionnais les tétées. Du moins leur vécu, puisque chacune d’elles était unique. C’était toujours la première fois. Bien sûr, je l’ignorais. Mais le vécu inconscient structure le vécu conscient : j’étais collectionneur. Ce fut ensuite les mauvaises notes à l’école… puis, peu à peu, les objets, auxquels j’accordais une certaine attention. J’étais dans la contemplation des objets.

Pourquoi rassembler des capsules de bouteilles ? Toutes se ressemblent et pourtant, chacune d’elles est spécifique. L’unique, le double, la pluralité, l’identité, tout cela m’interrogeait. Je n’avais pas l’appareil conceptuel pour y répondre. Pour autant, je percevais intuitivement que ces choses-là sont inscrites dans la partie transcendantale de l’humanité, au sens kantien, c’est-à-dire qui échappe à la contingence de chaque cas particulier, qui est propre à tous les hommes.

Sans doute les objets que l’on collectionne sont moins importants que d’être collectionneur. On peut imaginer qu’à la fin du parcours d’un collectionneur, tel un passage obligé, on puisse être libéré de la possession de tout objet, que l’on puisse ne collectionner que des objets immatériels. Que fait le philosophe sinon collectionner les idées ? »

Une passion envahissante

Pierre Culleron n’a pas encore achevé ce parcours initiatique. Demeure encore profondément ancré chez lui le réflexe de patrimonialisation. La fascination pour l’objet le conduit parfois à des achats individuels et hétéroclites : un moule à cigares qu’il fait venir des Pays-Bas, une machine à multiplier rappelant celle à calculer de Blaise Pascal, la reproduction d’une plaquette de tarifs d’une maison close italienne datant de 1937…

Reste que sa fascination culturelle pour les livres, les partitions de chansons et les instruments de musique se révèle envahissante. Chacune des pièces de sa maison de Jussat, dans le Puy-de-Dôme, sa cave et même sa maison de campagne, située… à 100 m, en regorgent ! Sa collection Nelson, avec 3 000 unités, reste la plus imposante. Cette collection de livres connut un grand succès dans la première moitié du siècle précédent en raison de son prix modique, de sa présentation flatteuse et de la respectabilité de ses choix éditoriaux, tournés vers la bourgeoisie conservatrice de l’époque.

Vers le détachement de la possession

Son intérêt, pour Pierre Culleron aujourd’hui, tient à ce qu’elle constitue un formidable support d’analyses, dépassant le cadre étroit de la collection d’objets. Tel le précipité d’une époque, elle en recèle toutes les dimensions : culturelle, sociologique, économique, sociale, politique, etc. « Grâce à Internet, avec d’autres collectionneurs, nous pouvons problématiser, c’est-à-dire dénicher des problèmes qui n’en étaient pour personne jusque-là. Par exemple, que l’auteur Pierre de Coulevain était en réalité une femme, qui s’appelait Jeanne-Philomène Laperche ! Que l’illustrateur Félix Lorioux a dessiné les premiers Mickey chez Walt Disney !

Nous avons ainsi réussi à établir la liste de tous les Nelson, ce qui n’avait pas encore été fait, et nous l’avons bouclée sur Internet en 2006. Reste encore à les dater tous. De l’objet, on passe au concept. On évolue vers la dématérialisation des collections. Cela donne une liberté extraordinaire, une tranquillité folle. (Par le regard qu’ils portent sur les objets, les collectionneurs créent de la richesse.) Mais l’esprit de patrimonialisation que la collection cristallise n’est plus qu’un lambeau d’affectif qui subsiste. »

L’artiste se libère

Son approche conceptuelle de la collection se traduit dans une dimension artistique : l’installation. L’artiste se libère. Son langage côtoie la farce qu’il met en scène, avec ce qu’il a à sa disposition, dans une sorte d’Arte Povera revendiqué. Il a ainsi illustré, dans une chapelle désaffectée de Chanonat, la passion dévorante du collectionneur. « Celui-ci veut se libérer de son addiction pour les collections. Il se retire dans une chapelle vide. Il y aménage son chez-soi, mais très vite, il rechute. Son lieu de vie se remplit de nouveau, Dieu prenant le relais en collectionnant les mouches sur un serpentin tue-mouches…

La collection est partout. Une loupe posée au-dessus d’un bénitier rempli de sable renvoie-t-elle à l’idée d’une collection de grains de sable ? Une photo de famille nombreuse à celle d’une collection d’enfants ? Peu à peu, son univers se rétrécit tandis que son esprit se déstructure : perte progressive de l’horizontalité et de la verticalité, ordonnancement aléatoire des éléments, tout finit par se mélanger ! Il finit par tomber d’une échelle et se tuer en installant une guirlande de cornets à piston ; ne reste de lui que le détourage de son corps effectué par la police… »

La prochaine installation de Pierre Culleron est en cours de conceptualisation : la guerre de 14-18 : « Camion de terre, fil de fer barbelé, mon échelle avec barreaux manquants, les éléments de mes collections diverses, l’installation prend forme dans mon esprit. J’en ai une autre en projet, sur le champ du départ, sur toutes les façons de partir : la mort, l’exode, la diaspora, la migration, la fuite, etc. J’ai déjà les chaussures à ressort, pour tenter de s’enfuir… »

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