« Le doute doit toujours profiter à l’animal »

La Semaine Vétérinaire : Depuis quand vous intéressez-vous à la douleur animale ?

Thierry Poitte : Le déclic s’est produit il y a une dizaine d’années, à la suite d’une conférence de notre confrère Jack-Yves Deschamps, l’un des premiers (avec Marc Cogny) à avoir abordé ce sujet. Comme il n’y avait pas de formation dédiée à l’analgésie en médecine vétérinaire, j’ai passé un diplôme interuniversitaire “douleur” à l’université de Rennes, avec des médecins et des anesthésistes.

Au sein de ma propre clientèle, j’ai commencé à faire des observations cliniques, à mettre en place des protocoles et à rédiger des articles. Je me suis intéressé à tout ce qui concernait la douleur périopératoire, notamment les problèmes à distance de vulnérabilité à la douleur. Chez les personnes opérées, une sensibilisation exacerbée à la douleur est souvent observée avec, parfois, un passage à la chronicité. Ce phénomène ayant été reproduit expérimentalement sur le rat, je m’y suis intéressé chez le chien et le chat. J’ai constaté que d’autres domaines n’étaient pas explorés, notamment la gestion des douleurs viscérales aiguës ou chroniques. La médecine vétérinaire ne se préoccupe pas non plus suffisamment des douleurs associées aux cancers. Je m’intéresse également à celles qui sont induites, que nous provoquons par les actes thérapeutiques et diagnostiques. Celles-ci sont la quatrième cause de douleurs appréhendées chez l’homme. Comme l’animal possède les mêmes structures anatomophysiologiques que l’humain, les douleurs neuropathiques existent aussi probablement chez lui. L’arthrose, les cancers, le diabète (première cause de douleur neuropathique chez l’homme) peuvent en générer. Qu’elles soient difficiles à évaluer ne signifie pas qu’elles sont absentes. Le doute doit, pour moi, toujours profiter à l’animal.

S. V. : Comment votre compétence s’est-elle impliquée dans l’exercice quotidien du praticien ?

T. P. : La chirurgie occupe une place importante dans ma pratique et, grâce à l’analgésie, je travaille mieux et de manière éthiquement plus satisfaisante. C’est également intéressant dans la perspective de l’allongement de la vie des animaux. Nous sommes confrontés à des clients qui ont de plus en plus envie de garder leurs vieux animaux, mais devant lesquels ils sont souvent désemparés, voire fatalistes. Je leur explique comment reconnaître la douleur chronique et comment il est possible de la soulager. A partir du moment où je suis en mesure de garantir que l’animal n’aura pas mal, je propose des actes chirurgicaux.

Depuis un an, j’ai créé une consultation consacrée à la douleur au sein de notre structure. Je m’y occupe des douleurs périopératoires avec un suivi sur la durée, je consulte des chiens arthrosiques, mais aussi de vieux animaux dont les propriétaires s’interrogent sur la réalité de leur souffrance. J’ai mis en place ma propre grille d’évaluation de la douleur chronique. Elle reste perfectible, mais je la conçois comme une aide. Elle permet au client, avec qui je remplis le questionnaire, d’apprendre à mieux reconnaître la douleur chronique de son animal. L’évaluation multiparamétrique revêt un intérêt pour le suivi : elle permet d’objectiver la réussite ou non de mon traitement. J’ai également mis en place un plan “douleur”, calqué sur la médecine humaine. Il repose sur une communication (interne et externe) de la clinique sur le sujet de la douleur, ainsi que sur une organisation qui s’appuie sur des référents “douleur” : un vétérinaire et une auxiliaire. Cette dernière est responsable de toutes les commandes d’analgésiques, de la vérification des protocoles, des questionnaires, elle cible les clients susceptibles d’être intéressés par la consultation “douleur”.

S. V. : Vous contribuez également à améliorer les pratiques vétérinaires en analgésie ?

T. P. : Avec Luca Zilberstein, de l’école vétérinaire d’Alfort, nous organisons⁽¹⁾ des formations de deux jours en immersion (dans la clinique de l’île de Ré, par petits groupes d’une douzaine de confrères). Ces sessions sont exclusivement dédiées à l’analgésie avec de la physiopathologie, des présentations de cas cliniques, des modèles de prise en charge des douleurs périopératoires, somatiques, viscérales, cancéreuses, etc., intégrées dans un plan “douleur”, mais aussi des techniques d’anesthésies locorégionales.

En introduction, je propose une présentation multimédia culturelle de la douleur. Elle permet, entre autres, de bien faire comprendre que, face à des images de douleur, nous ne sommes pas tous égaux et, qu’en conséquence, nos évaluations seront différentes. En conclusion de l’exposé, je conseille la lecture de L’Homme sans douleur d’Andrew Miller. Ce livre raconte l’histoire d’un brillantissime chirurgien atteint d’une insuffisance congénitale qui l’empêche de ressentir la douleur, donc de la connaître. Autrement dit, un chirurgien aux résultats peu convaincants.

• (1) Au sein de la structure VetoFrance Consulting.