Le chant est le principal support de la communication chez le manchot empereur

Le manchot empereur (Aptenodytes forsteri) se reproduit sur la banquise, dans une colonie mobile qui regroupe plusieurs milliers d’individus. L’œuf est incubé sur les pattes du manchot, protégé du froid dans un repli de peau appelé “poche incubatrice”. En l’absence de territoire et de nid, la reconnaissance du partenaire, puis du poussin, représente un réel défi.

La reconnaissance individuelle n’est ni olfactive ni visuelle

Dans les années 75, Pierre Jouventin a été le pionnier des recherches sur le chant du manchot empereur. Il a remarqué que le chant de chaque manchot semblait assez peu varier dans le temps. Les caractéristiques de dizaines de chants ont alors été étudiées, ce qui a permis de mettre en évidence une variation interindividuelle douze fois supérieure à la variation intra-individuelle. Des expériences de repasse de chants ont démontré que le chant permettait aux deux membres d’un couple de se reconnaître, puis de reconnaître leur poussin. Les partenaires chantent au moment de la formation des couples (pariade), puis juste après la ponte, avant que la femelle parte se nourrir en mer. A chaque retour de voyage alimentaire, le manchot qui arrive sur la colonie s’arrête à intervalles réguliers pour émettre son chant puis écouter, jusqu’à ce que son partenaire l’entende, sorte du groupe et lui réponde.

La modification des fréquences du chant (diminution de la bande passante) n’a pas de conséquence sur l’identification, à l’inverse d’une modification de la vitesse ou du sens de lecture. L’identification est possible à partir d’un fragment de chant seulement, mais est moins efficace. Cette première étude a abouti à la conclusion que l’élément déterminant de la reconnaissance individuelle était le découpage temporel du chant (l’alternance des syllabes et des périodes de silence).

En 1989, une nouvelle étude a précisé les caractéristiques codantes du chant. Une dégradation des syllabes du chant rendant impossible la reconnaissance individuelle, il semblerait que la structure syllabique (contenu de chaque syllabe) intervienne également dans la reconnaissance individuelle.

Les chants mâles et femelles présentent des structures différentes

Les travaux de Jouventin ont également démontré que le chant des mâles est toujours constitué des éléments suivants : des trains d’onde de longueur pratiquement constante pendant les trois à six premières unités, puis un train d’onde qui est souvent le plus large de tout le chant. Puis la durée des trains d’onde baisse, la deuxième unité succède à la plus large, qui est la plus courte. La durée des trains d’onde augmente ensuite jusqu’à la fin du chant, qui se termine généralement par une unité un peu plus courte que l’avant-dernière.

Chez la femelle, deux structures différentes sont observées. La plus fréquente, qui apparaît dans environ 80 % des cas, est constituée par un train d’onde long, suivi d’une série d’unités courtes de longueur décroissante, deux trains d’ondes longs au milieu, à nouveau une série d’unités courtes de longueur décroissante, et pour finir, un train d’onde long. Le chant du poussin correspond d’avantage à un sifflement modulé en amplitude et en fréquence.

Les caractéristiques du chant sont adaptées à l’absence de territoire et au milieu colonial

Le silence préposital est une particularité du manchot empereur. En effet, de la formation des couples jusqu’à la ponte, les deux membres du couple se taisent, pendant plusieurs semaines. Si le mâle se met à chanter pendant cette période, une femelle inemployée s’approche pour le courtiser, ce qui aboutit souvent à un divorce et à un échec de reproduction. En l’absence de territoire, ce silence a donc une valeur de survie.

Le milieu colonial étant bruyant, un phénomène permet d’éviter un brouillage du signal : lorsqu’un empereur chante, ses congénères situés à moins de 7 m de lui se taisent, même s’ils s’apprêtaient à chanter. Le chant présente également une double structure originale : deux bandes de fréquence évoluent parallèlement et permettent une fluctuation périodique de l’onde sonore nommée “battement”. La modulation d’amplitude engendrée est inaltérable, notamment en environnement bruyant.

Enfin, l’empereur chante la tête dirigée vers le bas, contrairement aux autres espèces de manchots. Cela permet de diriger l’émission vers l’avant, et est parfaitement adapté au comportement de prospection de l’empereur à son retour sur la colonie (exploration dans le sens de la marche).

La stratégie de communication du manchot empereur, complexe, permet une reconnaissance individuelle efficace dans un milieu contraignant. Des études sont en cours pour approfondir la connaissance des caractéristiques de ce codage.

• Sources : – Jouventin et coll. : « Le chant du manchot empereur et sa signification adaptative », Behaviour, 1979, vol. 70, pp. 231-250. – Robisson et coll. : « La reconnaissance individuelle chez le manchot empereur (Aptenodytes forsteri) : rôles respectifs du découpage temporel et de la structure syllabique du chant de cour », C. R. Acad. Sci. Paris, 1989, vol. 309, pp. 383-388. – Robisson : « Adaptation du transfert de l’information individuelle au milieu colonial chez les manchots », Rev. Ecol. (Terre Vie), 1993, vol. 48, pp. 133-141.