Les éléphants de Thaïlande sont les premières victimes du chômage

A quarante-cinq ans, Motala coule des jours paisibles dans la province de Lampang, au nord de la Thaïlande. Il y a sept ans, cet éléphant femelle échappait de justesse à une fin tragique, gravement blessée par une mine antipersonnelle en bordure de la frontière birmane. Son opération, une première, a fait la une des journaux. Vétérinaires, chirurgiens, infirmières : en tout une trentaine de personnes se sont retrouvées à son chevet pour amputer sa jambe droite lacérée. Dans le premier hôpital pour éléphant en Thaïlande, tout le monde se souvient de cette nuit particulièrement agitée où Motala a été sauvée in extremis. Elle fait désormais figure de mascotte.

Fondé en 1993 par Soraida Salwala, une passionnée des pachydermes, l’hôpital qui fonctionne sur un mode associatif a longtemps été le seul recours pour soigner les éléphants thaïlandais. En douze ans, plus de deux mille deux cents cas y ont été traités. Et l’hôpital ne désemplit pas, avec une moyenne de trente-cinq animaux permanents par an. Cette constance dans les chiffres est symptomatique des mauvais traitements subis par les éléphants domestiqués dans ce pays.

Jadis vénérés, les éléphants thaïlandais sont désormais réduits à l’état de mendiants

Fiers guerriers au service des rois, associés aux célèbres batailles comme celle qui opposa la Thaïlande à la Birmanie en 1593, nobles montures des itinérants, les ancêtres ont été gratifiés du titre d’emblème national : jusqu’en 1917, le drapeau thaïlandais arborait le profil d’un éléphant blanc. Le sort réservé à leurs descendants est bien éloigné de cette vénération séculaire. En 1989, alors que le gouvernement décidait d’interdire la coupe de bois dans les forêts du Nord, les pachydermes perdaient en même temps leur dernier emploi honorable. On les retrouve aujourd’hui dans les rues de Bangkok ou de Chiang Mai (grande ville du Nord), réduits à l’état de mendiants.

« Les éléphants parcourent les rues bondées de véhicules, traînés par leur gardien qui vend d’une main des petits sachets de bananes, sucre de canne ou concombres. Lors de ces expéditions nocturnes dans les coins touristiques, il sont souvent heurtés par des voitures et blessés, voire tués », s’indigne Soraida. Certains de leurs compatriotes restés dans la zone boisée du nord de la Thaïlande ne sont pas mieux lotis. Employés pour le transport illégal du bois, ils sont alternativement drogués aux amphétamines pour les stimuler au travail et à l’opium pour les tranquilliser à l’approche des officiers de police. La dernière étude, datée de 1996, estime à un millier le nombre d’éléphants utilisés dans le cadre de cette activité clandestine. « L’affaire est tellement lucrative que si un éléphant meurt après quelques mois seulement d’exploitation forcenée, son achat est déjà amorti », remarque Richard Lair, conseiller au Centre de conservation des éléphants thaïlandais.

Le seul avenir promis à ces animaux est un recyclage dans l’industrie touristique

Sur plus de deux mille huit cents éléphants domestiqués, mille sont déjà formés à la scène pour impressionner le voyageur occidental ou harnachés en vue de treks dans la forêt. Dans les cinquante camps permanents qui jalonnent le pays, les jeunes sont séparés de leur mère vers l’âge de trois ans, au terme de la période d’allaitement. Le cornac peut alors commencer à les former à leur future fonction sociale.

Conséquence du dynamisme touristique : les petits s’arrachent à prix d’or. « La demande en éléphanteaux est tellement forte que les prix se sont envolés, pour atteindre une moyenne de 300 000 baths (6 380 €) », estime Richard Lair. Et le spécialiste de renchérir : « Le taux de natalité actuel, qui ne dépasse pas 2 % de la population totale, ne peut expliquer le nombre d’éléphants domestiqués en Thaïlande. Il est évident que certains ont été importés ou que des jeunes éléphants sauvages ont été capturés. »

Un trafic désastreux pour la population sauvage, contre lequel se bat Soraida. Depuis 1993, elle bataille pour l’instauration d’une fiche électronique individuelle en complément de la carte d’identité traditionnelle, régulièrement détournée par les braconniers pour capturer des nouveau-nés sauvages. Commerce de l’ivoire, captures intempestives et perte d’habitat due à la progression des surfaces agraires ont décimé l’espèce en une cinquantaine d’années seulement. En 1950, quarante mille éléphants sauvages étaient recensés, la Thaïlande n’en compte plus que deux mille aujourd’hui, dont une grande partie demeure au sein du parc national Khao Yai. « Certains petits malins ont déjà pensé à l’insémination artificielle pour renouveler les générations. Pourquoi ? Nous avons deux mille éléphants et nous ne sommes même pas capables de prendre soin d’eux ! », s’insurge Soraida.